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En théorie
Ann Kirby (Traduction par Fabien Chabreuil)

Je n'ai pas eu besoin de l'Ennéagramme pour savoir que j'étais une personne privilégiant le mental. J'ai toujours apprécié les idées et leur analyse. C'est en lisant, jeune adolescente, le poème de G. K. Chesterton, Le Singe, que j'ai découvert le paradoxe, d'abord comme un outil littéraire. Il ne m'a pas fallu longtemps pour trouver dans Le Prophète de Kahil Gibran : "Regarde au plus profond de ton cœur et tu découvriras que seul ce qui t'a donné de la tristesse peut te donner de la joie." J'ai pensé que le paradis devait être la résolution d'un paradoxe. Au collège, je me suis délecté des cours de théologie et de philosophie et c'est là que j'ai obtenu mes meilleures notes. J'en ai conclu que le corps était un problème et rêvais de pouvoir n'être qu'un pur esprit. J'ai donné à l'amour de ma vie un exemplaire du livre d'Erich Fromm L'art d'aimer (The Art of Loving) afin de lui expliquer mes sentiments pour lui. Il en fut offensé.

J'ai eu besoin de l'Ennéagramme pour apprendre que non seulement le corps n'était pas un problème, mais qu'il était une porte vers le moment présent et vers la vérité. Comme j'ai eu de la chance d'avoir au cours des dernières années de nombreux enseignants qui m'ont appris à percevoir la totalité de mon être ! Comme cela a été douloureux et apaisant d'observer les conséquences de mon expérience étroite et uniquement mentale du monde ! Comme cela a été enrichissant d'être capable de considérer que chaque personne que je rencontrais pouvait m'enseigner quelque chose ! J'ai particulièrement apprécié qu'ils m'apprennent à être dans mon cœur et dans mon corps.

Le centre mental est surévalué dans la culture occidentale et les conséquences douloureuses de ma propre préférence exagérée pour le mental sont un écho de ce que vit notre culture. Il n'est pas étonnant que beaucoup négligent de la théorie de l'Ennéagramme. Pourtant, je suis triste quand j'entends un de mes amis parler de manière négative de la théorie de l'Ennéagramme, comme si elle était secondaire par rapport à l'expérience de l'Ennéagramme. (Je n'ai jamais rencontré quelqu'un qui rejetait l'expérience comme moyen d'apprendre l'Ennéagramme. Je serais tout aussi concernée par cela, même si j'étais moins capable de lui répondre).

Il peut y avoir plusieurs raisons de trouver que la théorie de l'Ennéagramme manque d'attrait, mais elles ne sont pas liées à l'Ennéagramme. La plupart d'entre nous avons appris à l'école des théories sans jamais expérimenter leur application. Nous avons souligné dans des textes des sujets et des verbes au lieu d'écrire des phrases. Nous avons résolu des problèmes de mathématiques sans jamais compter ou mesurer des objets, ou même vérifier des comptes bancaires. Nous avons parlé des langues étrangères avec des camarades de classe qui étaient juste aussi incompétents que nous. Beaucoup d'entre nous en sommes sortis révoltés contre une telle forme d'éducation, parce que la théorie ne pouvait pas suffire.

Et il est facile d'expérimenter. Nous ne pouvons pas ne pas expérimenter à chaque instant. Étudier une théorie nécessite de prendre du temps pour cela et entre donc en compétition avec notre vie familiale, notre travail, nos activités sportives, notre pratique religieuse… Comme nous vivons des expériences en permanence, il est relativement facile — et profondément utile — d'insuffler l'Ennéagramme dans nos expériences. Quand nous étudions l'Ennéagramme, en tant que créatures sociales, nous trouvons souvent les exemples vivants plus attrayants. Parfois, nous pouvons considérer la théorie comme sèche et comme inférieure à l'expérience en tant qu'outil de connaissance et de développement. Si nous tombons dans l'erreur logique du tout ou rien qui pervertit notre culture, et considérons soit la théorie, soit l'expérience comme la voie royale pour comprendre l'Ennéagramme, nous nous appauvrissons. Nous avons besoin à la fois de l'expérience et de la théorie pour profiter dans nos vies de tout le potentiel de l'Ennéagramme.

L'Ennéagramme est un guide amical. À cause de son intégrité et de son élégance, l'Ennéagramme accueille ses élèves même s'ils ne lui apportent qu'une idée partiellement élaborée. Supposons que vous ayez été les premiers à observer que les 37 et 8 ressemblaient au type de personnalité "agressif" de Karen Horney*. Dès que vous avez remarqué cela, la structure de l'Ennéagramme vous conduit à découvrir que les six autres types sont, de manière similaire, équivalents à ses types "dépendants" (126) et "détachés" (459). De là, il est clair que chacun de ces trois groupes contient un type de chaque centre et un type primaire. Ainsi une notion tirée de l'expérience (le comportement des 37 et 8) conduit à un examen du symbole de l'Ennéagramme qui permet des découvertes à propos des six types restants. Notre expérience des six autres types permet alors de confirmer ces hypothèses. Le développement de la théorie de l'Ennéagramme ne peut partir de rien.

à propos de l'Ennéagramme, j'aime la métaphore de la carte. Bien évidemment, l'Ennéagramme n'est pas le territoire, ce n'est qu'une carte. Je suis le territoire. La vie est un voyage. L'expérience est l'acte de voyager. Et la théorie de l'Ennéagramme est la légende de la carte de ce voyage. Qu'est-ce que je fais si ma carte dit qu'il doit y avoir une montagne à trois kilomètres, mais que je vois une rivière ? La carte devient secondaire ; je dois tenir compte de la rivière. Se conduire comme s'il y avait une montagne serait pure folie. Peut-être que la carte est fausse. Peut-être que le voyageur s'est trompé. Quoi qu'il en soit, me voilà au bord de la rivière avec mon équipement d'alpinisme et sans barque. Parfois, je lirais mal ou comprendrais mal la légende ou la carte. Parfois, la carte me paraîtra confuse ou pas très claire, et je devrais l'étudier plus précisément ou bien affiner ou corriger la légende. Tout ceci fera partie de mon développement.

Je privilégie toujours sur le moment mon expérience quand j'observe une inconsistance entre elle et une quelconque théorie. Mais, si je sais qu'aucune théorie n'est gravée pour toujours dans le marbre, je sais aussi que mes processus inconscients peuvent m'amener à m'opposer à une théorie, tout particulièrement s'il m'est utile de l'étudier.

Je me souviens de la première fois où j'ai lu le mécanisme de défense du 6. Je ne l'ai pas accepté, pas la première fois. Je l'ai nié : non pas que je ne sois pas un 6 ; je suis un 6, mais tout simplement je ne projette pas ; la théorie est inexacte dans mon cas, Dieu merci. Vous pouvez probablement deviner ce qui s'est produit. Au cours d'un de ces moments imprévisibles de lucidité, j'ai vu mon mécanisme de projection dans toute sa gloire et toute son horreur. Aussi, quand une théorie me paraît sèche ou qu'il me semble qu'elle ne s'applique pas à mon cas, j'ai appris à examiner ma propre résistance. Chaque fois que j'ai été capable de le faire, j'ai reçu un grand cadeau : soit la théorie avait raison et j'avais approfondi et enrichi mes connaissances, soit j'avais découvert que la vérité était ailleurs. Je n'ai reçu de tels cadeaux que quand je pratiquais régulièrement mon travail intérieur. (Je ne sais pas où mettre le travail intérieur dans la métaphore de la carte. Peut-être est-ce regarder le paysage, observer consciemment à chaque moment ce qu'il y a dans le territoire.)

Il y a quelques années, une exposition de peintures de Vermeer est passée dans ma ville. Attirée par l'événement exceptionnel qu'était cette exposition, j'avais prévu d'y aller. Une amie, dont le mari est un artiste, l'avait vue avant moi. Elle s'extasiait sur sa beauté et me racontait combien elle avait été bouleversée de voir "en vrai" ses peintures favorites. Je lui dis que je comptais aussi y aller et me procurer le guide sur audiocassettes. "Oh non, dit-elle, mon mari dit qu'il ne faut jamais prendre le guide sur cassettes. Regarde seulement." étant beaucoup plus auditive que visuelle, j'ai loué les cassettes. Comme j'écoutais les mots dont d'ailleurs je ne me souviens plus, les peintures de Vermeer prirent vie devant mes yeux comme des fleurs en train d'éclore. Sans l'expérience des peintures, les cassettes n'auraient sûrement eu aucune signification. Mais l'expérience sans les cassettes m'aurait laissée sans les images des œuvres de Vermeer qui sont entrées profondément en moi comme une expérience mystique. Je crois que la théorie de l'Ennéagramme peut fonctionner pour les étudiants de l'Ennéagramme comme les cassettes de l'exposition Vermeer ont agi sur moi. Loin de dessécher notre expérience de l'Ennéagramme, la théorie peut lui apporter une vie nouvelle et plus riche.

Une attention continuelle à la théorie et à l'expérience et à comment elles s'éclairent mutuellement, voilà ce qui est nécessaire. Une théorie qui n'est pas validée par l'expérience est inutile. De même, une expérience qui ne peut pas être expliquée sur le symbole de l'Ennéagramme fait partie d'une autre carte. L'approche idéale est inclusive : étudions comme si l'Ennéagramme n'était que théorie et appliquons-le dans nos vies comme s'il n'était qu'expérience. Ah, paradoxe !

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* Pour plus d'informations sur les théories de Karen Horney et l'Ennéagramme, voir le livre de Horney Our Inner Conflicts, (Norton, 1945) et/ou celui de Don Riso et Russ Hudson Personality Types (Houghton-Mifflin, 1996).
Note de l'éditeur : Voir aussi "Enneagram and the Horney Typology" par Fabien and Patricia Chabreuil dans le numéro de décembre 1995 d'Enneagram Monthly.