Passions et contrepassions
Fabien & Patricia Chabreuil
Le type 6 hors normes ?
Beaucoup de gens qui découvrent l'Ennéagramme, et nous en avons fait partie, sont surpris par l'existence de deux expressions du type 6, l'une traditionnellement appelée phobique et l'autre contrephobique. Ce phénomène est souvent perçu comme une anomalie et il est difficile de comprendre pourquoi seul le type 6 existerait en deux versions aussi tranchées. Faute de pouvoir expliquer ce phénomène, il devient alors normal de se demander s'il ne peut pas être généralisé aux autres types. Pour ce faire, la littérature existante sur l'Ennéagramme suggère deux pistes.
Interviewé dans le numéro de mai 1996 d'Enneagram Monthly, Claudio Naranjo attribuait cette différence entre les deux formes de 6 aux sous-types et affirmait qu'il était possible de la généraliser à tous les types. Il donnait comme exemple le 4 dont il décrit le sous-type sexuel comme "compétitif et plein de haine", le sous-type social comme "timide et mélodramatique" et le sous-type conservation comme "ressemblant beaucoup à un 1", étant "plus intériorisé" et "contre-dépendant" et qu'il décrit et comme "n'ayant pas l'air d'un 4" [1].
Certes il est incontestable que des personnes d'un même type peuvent sembler extrêmement différentes selon leur sous-type. Ainsi, il est indéniable que chez le 6, il y a une corrélation forte entre la dualité phobique-contrephobique et les sous-types : les 6 de sous-type conservation ("Cordialité") ou social ("Devoir") sont plus souvent phobiques, là où les 6 de sous-type sexuel ("Force-Beauté") sont très largement contrephobiques. Cependant la dualité du 6 nous paraît d'une autre nature : les sous-types sont des moyens différents de vivre notre passion alors que la dualité phobique-contrephobique tourne autour de la conscience ou du refus de la passion. Par exemple, le 4 sexuel cité par Naranjo ne nie pas l'envie ; il sait qu'il envie quelque chose et se montre compétitif pour l'acquérir.
Une autre approche consiste à se souvenir que le découpage entre 6 phobique et 6 contrephobique n'est qu'une manière différente de nommer ce qu'Oscar Ichazo appelle la dichotomie du 6 : batailleur-dégonflé. Or Ichazo avait attribué une dichotomie à chaque type de l'Ennéagramme. En théorie, le 6 rentre ainsi dans la norme et nous pourrions envisager deux versions bien distinctes de chacun des types [2].
Toutefois là aussi, nous avons la conviction que la nature de la dichotomie du 6 est différente. Les dichotomies d'Ichazo définissent pour chaque type deux moyens de vivre ce qu'il appelle un des neuf domaines de la conscience, et eux aussi ne sont qu'indirectement reliés à la passion.
Pour aller plus loin, il nous faut donc analyser avec plus de précision la dualité phobique et contrephobique chez le 6.
Phobie et contrephobie chez le 6
Trois points nous semblent fondamentaux pour comprendre ces mécanismes du 6.
1. La dichotomie du 6 est en relation directe avec sa passion, la peur. Dans les deux cas, la passion (comme les autres caractéristiques du type) est présente. Le 6 phobique a peur, sait qu'il a peur et le manifeste. Le 6 contrephobique aussi a peur, nie qu'il a peur et cherche à démontrer, aux autres et à lui-même, qu'il n'a pas peur.
2. Le 6 contrephobique peut croire qu'il pratique la vertu de son type, le courage, alors que la contrephobie n'en est qu'une caricature.
Ce point est parfois difficile à admettre par certains 6 ou même par d'autres types, sans doute parce que les passions des types du triangle sont universelles. Nombre de gens ont tendance à croire que le courage est une maîtrise face à la peur. Or la peur est la passion du type, ce que vit le centre émotionnel de l'ego, alors que le courage est la vertu du type, ce que vit le centre émotionnel supérieur de l'essence. Donc tant qu'il y a peur, il y a passion et donc ego. Ce point est parfois plus facile à comprendre chez d'autres types. Par exemple, il est facile d'admettre que pour un 1, la patience ne consiste pas à ressentir de la colère, puis à la réprimer et à se comporter patiemment. Ceci, c'est son mécanisme de défense principal, la formation réactionnelle. La vraie patience est immédiate, sans être précédée par la colère [3].
La plupart des peurs que vivent les 6 sont irréalistes et n'ont donc pas à être ressenties (phobique) ou niées (contrephobie). Un 6 intégré peut ressentir de la peur si cette peur :
- correspond à un danger réel ;
- est acceptée, mais n'est ni prolongée, ni amplifiée, ni étendue à d'autres circonstances, ni projetée ;
- n'est pas l'objet principal de l'attention.
Dans ce cas, la peur est une émotion normale, un signal positif informant de la réalité de l'environnement.
La grille suivante résume la relation du 6 à la peur :
Le 6 est conscient de sa peur | Le 6 n'est pas conscient de sa peur | |
La situation est objectivement dangereuse | La peur est une émotion normale et n'est pas une expression de la passion. La vertu de courage est manifestée ou non. |
Contrephobie |
Il n'y a pas de danger objectif | Phobie | Contrephobie |
3. Il n'existe pas à proprement parler de 6 phobique et de 6 contrephobique bien distincts. À propos des dichotomies, Oscar Ichazo écrit : "Les dichotomies ne sont pas opposées comme en dialectique, mais circulent plutôt comme en trialectique. Ce sont des polarités. Elles ne sont pas contradictoires" [2]. Tous les 6 alternent des moments phobiques et des moments contrephobiques selon les circonstances ou les contextes de leur vie. Pour une personne donnée, la phobie ou la contrephobie n'est jamais qu'une tendance majoritaire, l'autre aspect étant toujours plus ou moins présent même si certains 6 à dominante contrephobique n'aiment guère l'admettre.
Définition de la contrepassion
Cette analyse étant faite, il devient relativement aisé de repérer un phénomène équivalent chez tous les types que nous appellerons contrepassion, selon le terme suggéré par une de nos étudiantes, Bénédicte Gasnier.
On dira qu'une personne est en train de manifester sa contrepassion si :
- elle est en train de vivre la passion de son type,
- elle n'en est pas consciente et la nie ouvertement,
- elle manifeste des comportements qu'elle veut opposés à ceux que générerait sa passion,
- elle attache une valeur positive à ces comportements (si elle connaît l'Ennéagramme, elle peut se croire dans un moment d'intégration).
Nous voudrions insister sur le fait que cette notion ne change pas la structure du type : centre préféré, passion, fixation, etc. Comme pour le 6, ces concepts restent les mêmes que la personne ait un comportement passionnel ou contrepassionnel.
Les neuf contrepassions
Examinons rapidement les contrepassions des neuf types de l'Ennéagramme en étant bien conscients que nous ne donnons ici que quelques exemples de leurs manifestations.
1 - Renoncement
Le 1 a pour passion la colère. La contrepassion
est une caricature de la vertu de patience : le 1 se
veut alors tolérant, neutre et objectif ; il croit comprendre
les autres et être magnanime ; il laisse passer des erreurs
avec indulgence. Le fait même qu'il y voit des fautes montre pourtant
qu'il est encore dans le jugement et que la colère bouillonne à l'intérieur
de lui sans qu'il le sache. La contrepassion du 1 est
proche, si ce n'est équivalente, au mécanisme de défense
de formation réactionnelle et est en conséquence une des
mieux approchées dans les descriptions habituelles du type.
2 - Effacement
Le 2 a pour passion l'orgueil. La contrepassion est
une caricature de la vertu d'humilité : le 2 se
veut alors effacé et manifeste à quel point il est peu
de chose ; il peut par exemple affirmer que son aide est dérisoire
et qu'elle n'a été qu'un coup de pouce aux ressources présentes
chez les autres ; il peut aussi insister sur ce que les autres lui
apportent et à quel point c'est riche et fort ; ou bien il
peut dire que l'amour qu'il donne ne vient pas de lui et qu'il n'est
qu'un canal ou un dépositaire. L'orgueil est là bien sûr
et il n'a fait que changer d'objet : il ne s'agit plus d'être
orgueilleux de l'aide qu'il apporte, mais de sa fausse humilité.
3 - Retenue
Le 3 a pour passion le mensonge. La contrepassion est
une caricature de la vertu de vérité : le 3 se
veut alors réservé et montre à la place une discrétion
certaine ; il n'affiche pas ses réalisations ou ses connaissances
ou les sous-estime ; il centre sa communication sur son interlocuteur
et ne parle que de ses centres d'intérêt ; il peut
se croire ou être perçu comme timide. En réalité,
cette retenue de ses succès et compétences n'est qu'une
action inconsciente destinée à éviter l'échec
ou permettant de minimiser l'importance d'un insuccès éventuel.
4 - Autosuffisance
Le 4 a pour passion l'envie. La contrepassion est une
caricature de la vertu de contentement : le 4 se
veut alors autosuffisant ; il affirme se contenter de ce qu'il est
et de ce qu'il a ; quant à ce que les autres ont et qu'il
n'a pas, c'est en fait inutile, ou sans intérêt, ou il est
très heureux de s'en passer. Il y a dans la littérature
française une fable célèbre de Jean de La Fontaine
qui décrit fort bien cette contrepassion du 4 et
montre avec ironie la persistance de l'envie et la morgue qui l'accompagne :
Le renard et les raisins
(Livre III, fable 11)
Certain renard gascon, d'autres disent normand,
Mourant presque de faim, vit au haut d'une treille
Des raisins mûrs apparemment,
Et couverts d'une peau vermeille.
Le galant en eut fait volontiers un repas ;
Mais comme il n'y pouvait point atteindre :
« Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats. »
Fit-il pas mieux que de se plaindre ?
5 - Prodigalité
Le 5 a pour passion l'avarice. La contrepassion est
une caricature de la vertu de désintéressement : le 5 se
veut alors généreux ; il va donner énormément
d'informations, étaler sa culture et sa science et faire de mini-conférences à tout
bout de champ. L'avarice est là pourtant car le 5 se
débrouille pour donner ces informations à des gens qui
n'en ont pas envie ou besoin et qui donc ne la comprendront ou ne l'utiliseront
pas forcément ; il peut même parfois inconsciemment
donner une information subtilement tronquée ou difficilement compréhensible.
6 - Témérité
Le 6 a pour passion la peur. La contrepassion est une
caricature de la vertu de courage : le 6 est alors
téméraire ; il brave agressivement des dangers qui
n'ont pas besoin de l'être. C'est la contrephobie abondamment mentionnée
dans le monde de l'Ennéagramme.
7 - Austérité
Le 7 a pour passion la gloutonnerie (l'intempérance).
La contrepassion est une caricature de la vertu de tempérance :
le 7 pratique alors l'autocontrôle ; il se
veut sérieux ; il s'interdit toute joie, toute parenthèse ;
il limite ses capacités mentales soit en les sous-utilisant, soit
en les focalisant ; il est fier de cette démarche et en tire
une sorte de bonheur un peu masochiste. La gloutonnerie se manifeste
ici par l'excès de contrôle. Plus, c'est mieux ! Le
cri de guerre du 7 est toujours là et seul son
champ d'application a changé.
8 - Circonspection
Le 8 a pour passion l'excès. La contrepassion
est une caricature de la vertu de simplicité : le 8 se
veut alors prudent, mesuré et plein de décence. Il retient
ses colères et peut s'exprimer avec réticence. Il peut
choisir une forme de vie ascétique. Mais pourtant, même à ce
moment-là, il continue à en faire trop et bien sûr
l'excès de simplicité est toujours un excès !
Dans le cas du 8, la dualité passion-contrepassion
nous paraît très proche de la dichotomie d'Ichazo, hédoniste-puritain.
9 - Hyperactivité
Le 9 a pour passion la paresse. La contrepassion est
une caricature de la vertu d'activité : le 9 est
alors hyperactif ; il est en perpétuelle agitation, écrasé sous
les tâches à faire ; il fournit une quantité de
travail considérable souvent avec une réelle efficacité.
Mais la paresse est toujours présente. Toutes ces occupations
sont bien pratiques : plus le 9 fait de choses,
plus il s'oublie. Cette contrepassion est une des premières que
nous avons observées et nous disions à l'époque
que ces 9 utilisent le travail comme méthode
de narcotisation (leur principal mécanisme de défense).
Une forme particulière de contrepassion, encore plus subtile,
est une hyperactivité dans le domaine du développement
personnel : ces 9 dévorent livres, stages,
thérapeutes et gurus, clament haut et fort leur soif de connaissance
de soi et d'évolution et se débrouillent pourtant inconsciemment
pour peu se connaître et ne rien changer.
Utilisation de la notion de contrepassion
L'intérêt de cette notion de contrepassion est double, là aussi en transposant à partir de l'exemple du 6.
Le premier apport est pédagogique. Comme tous les enseignants et les passionnés de l'Ennéagramme, nous avons le désir que le plus de gens possibles puissent bénéficier de cet extraordinaire système et bien sûr, tout commence par l'identification de son type.
Les 6 à dominante contrephobique font partie des gens ayant le plus de difficultés à trouver leur profil dans l'Ennéagramme, et c'est normal puisque la contrephobie leur en fait refuser les caractéristiques principales pourtant présentes (et notamment la passion de peur). Parfois, ils sont aussi difficiles à identifier de l'extérieur pour les mêmes raisons. Ils ne sont pas les seuls à connaître ce problème. Pour tous les autres types, il existe aussi des personnes à dominante passionnelle et d'autres à dominante contrepassionnelle. La prise en compte de cette distinction doit permettre à ces dernières de trouver plus facilement leur type dans l'Ennéagramme et ainsi d'entamer le chemin de développement psycho-spirituel qu'il permet.
Sur ce chemin justement, la notion de contrepassion permet d'éviter le piège d'un développement qui ne serait qu'apparent. Bien souvent, le 6 contrephobique se croit en train de pratiquer la vertu de courage, alors qu'il ne manifeste que la témérité contrephobique qui en est une caricature.
Si au lieu de lâcher prise face à leur passion, ils veulent la maîtriser, tous les autres types peuvent commettre la même erreur et croire qu'ils sont connectés à la vertu de leur type alors qu'ils en vivent la contrepassion. Par exemple, un de nos étudiants de type 7 décrit ainsi la manière dont il a vécu ce mécanisme : "Ne supportant plus les jeux de mots et le bavardage mental du 7, je l'ai transformé en un individu sinistre, hautain et avare, sans aucune spontanéité." Nous connaissons beaucoup de gens ayant commis la même erreur et nous n'y avons pas nous-mêmes toujours échappé. La découverte du concept de contrepassion nous a alors beaucoup aidés et nous espérons qu'il en sera de même pour d'autres.
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Nous accueillerions avec plaisir toutes observations, remarques et suggestions à propos de cet article.
Les textes sur l'Ennéagramme décrivent principalement les types dans leur version passionnelle : nous ne comptons plus les 6 se plaignant de l'absence de description précise de la tendance contrephobique ; ce manque d'information est bien évidemment encore plus criant pour les aspects contrepassionnels des autres types. Nous aimerions donc constituer une source d'exemples vécus de contrepassion et la mettre à la disposition de la communauté de l'Ennéagramme. Si vous nous envoyez vos témoignages, nous en présenterons une synthèse significative dans Enneagram Monthly et mettrons la liste complète sur notre site Internet à une adresse que nous ferons connaître à l'occasion de cette publication.
Références
- NARANJO, Claudio. "A Conversation with Claudio Naranjo, Part 2". Enneagram Monthly. Troy (New York) ; Issue 15, Volume 2, Number 5, May 1996 ; Pages 1, 20-22.
- ICHAZO, Oscar. Between Metaphysics and Protoanalysis: A Theory for Analysing the Human Psyche. New York (New York) ; Arica Institute Press ; 1982 ; Pages 105-106.
- CHABREUIL, Fabien ; CHABREUIL, Patricia. "Le couple passion-vertu". Enné-Agora : 6 après un choc relationnel. 28 octobre & 2 novembre 2001.
- CHABREUIL, Fabien ; CHABREUIL, Patricia. "Comportements phobiques et contrephobiques". Enné-Agora : Comportement selon et contre sa passion pour un non 6 ? 27 août 2001.