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Exemples littéraires : Scarlett O'Hara, une 3
Judith Searle (Traduction par Fabien Chabreuil)

Dans La politique de l'expérience, R.D. Laing écrit : "Nous pouvons voir le comportement des autres personnes, mais nous ne pouvons pas voir ce qu'ils éprouvent. Cela a conduit certains à affirmer que la psychologie n'a rien à voir avec l'expérience des gens, mais concerne uniquement leurs comportements."

Pour tous les types de l'Ennéagramme, il y a un gouffre entre les comportements et l'expérience. Nous pouvons voir des comportements similaires dans des types différents, mais ils procèdent de motivations différentes, voire opposées. Par exemple, un 5 et un 9 peuvent l'un et l'autre faire de gros efforts pour éviter les conflits. Mais le 5 le fait de peur d'être absorbé par les autres, alors que le 9 se conduit ainsi pour faciliter la fusion avec les autres.

Pour comprendre complètement un type, il est nécessaire de comprendre les tensions qui le caractérisent (voir mon article "La latitude et la longitude des fixations de l'Ennéagramme", Enneagram Monthly, Février-mars-avril 1996 pour une discussion de la manière dont ces tensions fonctionnent). Les étudiants de l'Ennéagramme ont cherché à comprendre le processus intérieur de fonctionnement de chaque type par de nombreux moyens : interviews, étude de thérapies, introspection par des individus perspicaces, analyse de personnages de films ou de séries TV. Toutes ces techniques ont considérablement enrichi notre compréhension du système. Quelques auteurs ont présenté des personnages littéraires comme exemples de type, mais cette ressource extraordinaire a généralement été sous-exploitée.

Les grandes œuvres littéraires sont une occasion unique d'examiner la matière première de l'expérience avant qu'elle aboutisse au comportement. Par la technique du monologue intérieur qui montre les pensées, les émotions et les impulsions d'un personnage, les écrivains nous offrent un moyen fort et intime d'expérimenter les personnages comme ils se vivent eux-mêmes.

T.S. Eliot a écrit quelque part : "Si nous apprenons à lire la poésie comme elle devrait être lue, le poète ne nous persuadera jamais de croire quoi que ce soit. Ce que nous apprenons de Dante ou de la Bhagavad Gita ou de n'importe quelle poésie religieuse, c'est ce que nous ressentons quand nous croyons à cette religion." De façon semblable, les exemples littéraires nous font faire l'expérience de ce que l'on ressent quand on appartient à un type particulier de l'Ennéagramme.

Les personnages littéraires bien écrits nous permettent d'être témoin, étape par étape, des changements psychologiques d'un individu pendant le déroulement de l'histoire. De cette manière, les romans et les nouvelles nous permettent de suivre à la fois l'évolution de l'expérience et celle des comportements d'un personnage et de comprendre ainsi profondément et globalement un type de l'Ennéagramme. Les informations que nous acquerrons ainsi sur le développement ou la détérioration d'un personnage sont beaucoup plus profondes que celles obtenues par le visionnage des seuls comportements d'un personnage de film.

En décrivant le type 3, on est particulièrement tenté de citer des comportements caractéristiques plutôt que de décrire l'expérience intérieure. Dans la société américaine, les 3 sont très admirés pour leurs comportements : ils travaillent dur et leurs réussites sont impressionnantes. Mais les 3 sont des caméléons, les stylistes habiles de leur image publique. Aucun autre type de l'Ennéagramme n'a une telle divergence entre ses comportements et son expérience. L'image du 3 est si trompeuse que C.G. Jung, pourtant l'un des observateurs les plus habiles de la nature humaine, n'a pas réussi à différencier le 3 des huit types qu'il a décrits.

On peut voir le comportement des 3 dans de nombreux films, mais dans les fictions les 3 sont rarement dépeints en profondeur. Je soupçonne que c'est parce que la vie intérieure des 3 est souvent confuse, en grande partie à cause de leur incapacité à se connecter aux émotions, les leurs comme celles des autres. Toutefois, nous trouvons un extraordinaire portrait de 3 avec le personnage de Scarlett O'Hara dans Autant en emporte le vent, le roman de Margaret Mitchell. (Certains auteurs ont placé Scarlett dans le type 4 de l'Ennéagramme et je crois qu'il y a à cela deux raisons principales : 1/ le comportement du personnage dans le film est trompeur, de manière typiquement 3 et 2/ le jeu de Vivien Leigh est marqué par son appartenance au type 4.)

Pourtant, dès qu'on lit les monologues intérieurs dans le roman de Mitchell, le type de Scarlett est indubitable. Vaniteuse, trompeuse, calculatrice et charmeuse, Scarlett est la quintessence du 3. Son orientation vers les objectifs, sa planification et sa conscience de comment projeter une image de succès sont des traits caractéristiques du 3. Scarlett est décidée à éloigner Ashley de Mélanie, sa fiancée et la vanité et la confiance en soi qu'elle manifeste dans le passage suivant sont aussi caractéristiques du 3 :

Dans le temps que Scarlett mit à se déshabiller et à souffler sa chandelle, elle élabora dans les moindres détails un plan pour le lendemain. C'était un plan fort simple car […] elle ne quittait pas son but des yeux et ne songeait qu'à la manière la plus directe de l'atteindre.

[…] Dès son arrivée à Douze Chênes, elle se montrerait sous son jour le plus gai, le plus spirituel. Personne ne pourrait se douter que son cœur avait été bouleversé à cause d'Ashley et de Mélanie. Elle serait coquette avec tous les hommes qui seraient là. Ce serait cruel pour Ashley, mais il n'en ferait que la désirer davantage. Elle n'écarterait aucun homme en âge de se marier, depuis le vieux Frank Kennedy, le soupirant de Suellen, aux favoris d'un blond roux, jusqu'au timide et rougissant Charles Hamilton, le frère de Mélanie. Ils tourneraient tous autour d'elle comme des abeilles autour d'une ruche et Ashley ne manquerait pas de se détacher de Mélanie pour se joindre au cercle de ses admirateurs. Puis elle s'arrangerait bien pour rester seule quelques minutes avec lui, loin de la foule. Elle espérait que tout marcherait suivant cet ordre car, autrement, cela deviendrait plus difficile. En tout cas, si Ashley ne faisait pas les premiers pas, ce serait à elle de les faire.

[…] Le lendemain à la même heure, elle pourrait être Mme Ashley Wilkes ! (p. 77-78.)

[Note du traducteur : Les citations d'Autant en emporte le vent sont extraites de la version française publiée aux Éditions Gallimard dans l'excellente traduction de Pierre-François Caillé. Les numéros de pages sont ceux de la collection 1000 Soleils. Nous ne saurions trop recommander aux lecteurs de cet article d'acquérir et de lire la version complète du roman qui leur donnera non seulement le plaisir de lire une des œuvres les plus connues de la littérature mondiale, mais aussi une compréhension encore plus claire et plus précise du personnage de Scarlett et de son appartenance au type 3 de l'Ennéagramme.]

Les 3 produisent des résultats dans le monde ; leur énergie, leur direction et leur conscience de comment les autres les perçoivent leur valent souvent le succès dans le monde des affaires. Ce sont de super-vendeurs, avant tout experts à se vendre eux-mêmes. Quand ils échouent à atteindre leurs objectifs et qu'ils se sentent diminués aux yeux des gens dont l'opinion a de l'importance pour eux, leurs sentiments sous-jacents d'inadéquation font surface.

Quand Ashley refuse la proposition de Scarlett, nous voyons son humiliation et sa fureur :

Elle entendit décroître le bruit assourdi de ses pas dans le vestibule et elle prit peu à peu conscience de la monstruosité de ce qu'elle avait fait. Elle avait perdu Ashley pour toujours. Désormais, il la détesterait et, chaque fois qu'il la verrait, il se rappellerait la façon dont elle s'était jetée à sa tête alors qu'il ne lui avait donné aucun encouragement.

[…] Un nouvel accès de rage s'empara de Scarlett, de rage contre elle-même, contre Ashley, contre le monde entier. Parce qu'elle se détestait, elle détestait tous les autres avec la fureur d'un amour de seize ans qu'on a contrarié et humilié. Un peu de véritable tendresse s'était seulement mêlée à son amour. La vanité, une confiance complaisante en la vertu de son charme en avait surtout fait le fond. Maintenant elle avait perdu la partie, et par-dessus le sentiment de son échec grandissait la peur de s'être donnée en spectacle. (p. 121.)

Dans ce passage, l'auteur évoque les limitations du 3 dans le domaine des sentiments. C'est la faille la plus significative dans le masque du 3 : un manque de cœur fondamental, une incapacité à prendre profondément soin des autres ou à être en empathie avec leurs émotions. Même si le 3 appartient au centre du cœur, la triade la plus concernée par les émotions, il est continuellement focalisé sur ce qu'il doit faire pour créer une image publique de lui-même qui soit gagnante et désirable.

Pour sauver la face, Scarlett épouse rapidement Charles, le frère de Mélanie, qui est tué lors d'une des premières batailles de la Guerre d'Indépendance, la laissant veuve avec un enfant. Scarlett et Mélanie vont séjourner à Atlanta chez la tante de Mélanie. Quand Atlanta est prise, Scarlett retourne à Tara, la ferme familiale dévastée par la guerre et y trouve sa mère morte, son père devenu fou et ses sœurs sérieusement malades ; sa détermination à agir pour survivre et protéger sa famille lui gagne la sympathie du lecteur :

La faim la tenailla de nouveau et elle dit tout haut : "J'en prends Dieu à témoin, j'en prends Dieu à témoin ; les Yankees ne m'auront pas. Je tiendrai bon, et, quand j'aurai surmonté tout cela, je n'aurai plus jamais le ventre creux. Non, ni moi ni les miens. Même si je dois voler ou tuer, j'en prends Dieu à témoin, je n'aurai plus jamais le ventre creux." (p. 410.)

Scarlett assume la direction du groupe et devient la puissante organisatrice de la vie à Tara. Quand un soldat Yankee arrive dans la maison, elle n'a aucun scrupule à le tuer :

Nul fantôme ne sortit de cette tombe sommaire pour venir hanter les longues nuits de Scarlett qui restait éveillée, trop lasse pour trouver le sommeil. Nul sentiment d'horreur, nul remords ne vint l'assaillir au souvenir du cadavre. Elle s'en étonna, car elle savait que, même un mois auparavant, elle eût été incapable d'une telle action. La toute jeune Mme Hamilton, avec ses fossettes, ses boucles d'oreilles qu'elle faisait tinter et ses petits airs effarouchés, réduire en bouille le visage d'un homme et enterrer celui dans un trou hâtivement creusé par elle ! Scarlett ne pouvait se défendre d'un sourire un peu sinistre en pensant à la consternation, que pareille idée provoquerait chez ceux qui la connaissaient.

"Je n'y penserais plus, déclara-t-elle un jour. C'est fini et bien fini et j'aurais été ridicule de ne pas le tuer. Tout de même… j'ai dû un peu changer depuis mon retour, sans ça, je ne l'aurais pas fait."

Elle ne chercha pas à approfondir, mais, au fond de sa conscience, chaque fois qu'elle avait à résoudre un problème ennuyeux et difficile, elle se disait pour se donner du courage : "Ma foi, j'ai commis un meurtre, aussi je peux faire ça." (p. 427.)

Le 9 est le point de stress du 3 et dans ce passage, nous voyons une manifestation typique de la tendance du type 3 à prendre sous stress les caractéristiques du 9. Tout au long du roman, à chaque fois que Scarlett est débordée, sa stratégie de défense consiste à éviter de penser plus longuement au problème, souvent avec la vague résolution de le traiter le lendemain. Cette temporisation des difficultés est typique des 9.

La fin de la guerre laisse Scarlett changée de manière significative et ses dons pour gérer les ressources et administrer les finances sont manifestes. Quand elle est menacée de perdre Tara par manque d'argent pour payer les exorbitantes taxes de reconstruction, Scarlett décide que la meilleure alternative est de se faire épouser par Rhett Butler, même si elle le hait parce qu'il a été témoin de la scène humiliante où elle s'était jetée à la tête d'Ashley. Quand Rhett la repousse, elle se tourne vers Frank Kennedy, le prétendant de sa sœur ; elle n'a aucun remords à lui mentir et à trahir sa sœur pour assurer le succès de sa demande :

Mais elle, elle n'avait pas l'intention de rester pauvre toute sa vie. Elle n'avait pas l'intention de rester assise et d'attendre patiemment un miracle. Elle allait se jeter au beau milieu de la mêlée et en retirer ce qu'elle pourrait. Son père avait d'abord été un jeune émigrant sans sou ni maille et avait fini par acquérir le vaste domaine de Tara. Ce qu'il avait fait, sa fille le ferait bien aussi. Elle ne ressemblait pas à ces gens qui avaient tout misé sur une cause et à qui suffisait l'orgueil d'avoir perdu cette cause parce qu'elle était digne de tous les sacrifices. Ils puisaient leur courage dans le passé. Elle, elle puiserait le sien dans l'avenir. Désormais, c'était Frank Kennedy son avenir. Si elle réussissait à l'épouser et à mettre la main sur son argent, ce serait une année de gagnée pour Tara. Après cela… Il fallait que Frank achetât cette scierie. Elle pouvait constater par elle-même à quel rythme on reconstruisait la ville. Quiconque monterait une affaire de bois en ce moment où la concurrence ne jouait pas encore posséderait une mine d'or. (p. 585-586.)

Même avant d'avoir persuadé Frank de l'épouser, elle est déjà en train de planifier comment elle va utiliser son argent pour fonder une affaire lucrative. Les 3 de niveau moyen comme Scarlett sont prêts à faire l'impasse sur la morale quand c'est nécessaire pour assurer leur bien-être économique. Mais Scarlett ne perd pas de temps à rationaliser sa décision vis-à-vis de Frank. Quand les 3 moyens trouvent une solution, ils passent immédiatement à l'action ; il n'y a pas d'hésitation, pas de temps pour considérer les émotions ou les scrupules. C'est ce qui fait le succès des 3 dans le monde des affaires… et souvent leur échec dans les relations personnelles profondes.

Une fois Scarlett et Frank mariés, elle abandonne rapidement sa façade de modestie et d'adoration et se tourne vers sa vocation de femme d'affaires :

C'était pour le moins une pensée surprenante. Une femme plus compétente qu'un homme en affaires ! Pensée révolutionnaire pour Scarlett qui avait été bercée dans la tradition que les hommes étaient omniscients et que les femmes n'étaient pas trop intelligentes. Bien entendu, elle s'était rendu compte que ce n'était pas vrai du tout, mais elle avait encore l'esprit tout imprégné de cette agréable fiction. Jamais auparavant il ne lui était arrivé d'exprimer par des mots cette idée remarquable. Immobile, le livre épais sur les genoux, la bouche légèrement entrouverte par la surprise, elle songeait qu'au cours des mois de disette elle avait abattu à Tara une besogne d'homme et qu'elle s'en était tirée à son honneur. Dès sa jeunesse, on lui avait inculqué la notion qu'une femme seule ne pouvait rien faire et pourtant, jusqu'à l'arrivée de Will, elle avait dirigé la plantation sans l'aide d'aucun homme.

"Tiens, tiens, se dit-elle, précisant sa pensée, mais j'ai l'impression que les femmes pourraient faire n'importe quoi sans le secours d'un homme… sauf avoir des enfants, et Dieu sait qu'aucune femme saine d'esprit n'aurait d'enfants si elle pouvait faire autrement." (p. 594-595.)

Scarlett emprunte de l'argent à Rhett pour acheter une scierie et démontre ses talents pour les pratiques commerciales trompeuses habituelles aux 3 moyens :

Au début, les autres marchands de bois avaient ri de bon cœur à l'idée qu'une femme pouvait se lancer dans les affaires, mais maintenant, il leur fallait déchanter. Chaque fois qu'ils voyaient passer Scarlett, ils maugréaient entre leurs dents. Le fait qu'elle était une femme jouait fréquemment en sa faveur, d'autant plus qu'elle savait prendre un air si désemparé, si implorant que les cœurs s'amollissaient à ce spectacle. Elle parvenait, sans la moindre difficulté, à tromper les gens sur sa véritable nature. On la prenait volontiers pour une femme courageuse, mais timide, contrainte par les circonstances à exercer un métier déplaisant, pour une pauvre petite femme du monde sans défense, qui mourrait probablement de faim si ses clients ne lui achetaient pas son bois. Cependant, lorsque le genre femme du monde ne donnait pas les résultats escomptés, elle redevenait très vite femme d'affaires et n'hésitait même pas à vendre à perte, pourvu que ça lui amenât un nouveau client. Elle ne répugnait pas non plus à vendre un lot de bois de mauvaise qualité au même prix qu'un lot de qualité supérieure, quand elle était sûre qu'on ne découvrirait pas la supercherie, et elle n'avait aucun scrupule à dire du mal de ses compétiteurs. Tout en feignant une grande répugnance à dire la triste vérité, elle soupirait et déclarait à ses futurs clients que les bois des autres marchands étaient, non seulement beaucoup plus chers, mais qu'ils étaient humides, plein de nodosités, bref d'une qualité déplorable.

La première fois que Scarlett fit un mensonge de ce genre, elle se sentit en même temps déconcertée et coupable. Déconcertée par la spontanéité et le naturel avec lesquels elle avait menti, coupable en songeant brusquement : "Qu'est-ce que maman aurait dit ?"

Ce qu'Ellen aurait dit à sa fille, engagée dans des pratiques déloyales, ne faisait pas l'ombre d'un doute. Accablée et incrédule, elle lui aurait dit des mots qui l'eussent piquée au vif sous des dehors affectueux, elle lui aurait parlé d'honneur, d'honnêteté, de loyauté et de devoirs envers autrui. Sur le moment, Scarlett frémit en évoquant le visage de sa mère, puis l'image s'estompa, s'effaça sous l'effet de cette brutalité sans scrupule, de cette avidité qui s'étaient développées en elle, comme une seconde nature, à l'époque tragique de Tara. Ainsi Scarlett franchit cette nouvelle étape comme elle avait franchi les autres, en soupirant d'une manière que n'eût point approuvée Ellen, en haussant les épaules et en répétant son infaillible formule : "Je penserais à cela plus tard !" (p. 635-636)

Se rappeler le sens moral fort de sa mère arrête un instant Scarlett, mais sa stratégie familière de défense (au point de stress 9) reprend vite le dessus et elle diffère la réflexion sur cette dérangeante question.

En fait, Scarlett est prête à aller plus loin dans le mensonge pour atteindre le succès qu'elle désire tant. Même quand elle a la preuve qu'un des managers de sa fabrique maltraite les prisonniers dont elle a loué le travail à l'État pour faire fonctionner sa scierie, elle lui donne la permission de faire tout ce qui est nécessaire pour dégager du profit.

À la mort de Frank, elle continue à nourrir un espoir à propos d'Ashley. Mais elle est attirée par Rhett (qui est devenu extrêmement riche en forçant des blocus durant la guerre) et quand il lui propose de l'épouser, elle est emportée par ses sentiments pour la première fois de sa vie.

Mariée à Rhett (un 8 avec une aile 7), son hostilité envers la société fait surface et elle n'hésite pas à l'exprimer, ce qui lui fait perdre beaucoup de ses vieux amis. Maintenant qu'elle a l'argent et le succès, Scarlett s'étonne de ne pas être plus heureuse. Elle pense que si elle avait Ashley (un 4), tout irait bien. Pourtant son point de vue sur lui commence à changer :

"Je n'aurai pas dû lui permettre de me faire regarder en arrière, se dit-elle au désespoir. J'avais raison de ne plus vouloir regarder derrière moi. On souffre trop, ça déchire le cœur et c'est fini, on n'a plus que la force de regarder derrière soi. C'est en cela qu'Ashley a tort. Il ne sait plus regarder devant lui. Il ne voit pas le présent, il a peur de l'avenir et naturellement il se penche sur le passé. Je n'avais jamais compris cela auparavant. Je n'avais jamais compris Ashley. Oh ! Ashley, mon chéri, vous ne devriez pas vous retourner ainsi ! À quoi cela vous sert-il ? Je n'aurais pas dû céder à la tentation, je n'aurai pas dû vous laisser évoquer le bon vieux temps. Voilà ce que c'est que de parler des jours heureux. On souffre, on a le cœur déchiré, on est mécontent de soi." (p. 891)

L'aile 4 de Scarlett est apparente dans ce passage. L'image fantasmatique qu'elle a d'Ashley commence à se dissoudre quand elle réalise qu'elle ne pourra jamais partager son modèle du monde de 4, romantique et plein de regrets.

Elle commence à se percevoir comme une personne capable de sentiments, un pas significatif vers l'intégration pour un 3. Nous voyons dans ses pensées à propos d'Ashley les prémisses de sentiments d'empathie pour une personne réelle, distincte de l'image fantaisiste qu'elle avait de lui. En termes d'Ennéagramme, cela représente un mouvement vers le 6, son point de sécurité, où les sentiments sont réels et où la connexion émotionnelle aux autres conduit au doute et à la peur.

Scarlett reçoit un choc violent au début de son exploration du monde des émotions quand Rhett, ivre, se dispute avec elle au sujet de ses fantasmes à propos d'Ashley, la jette sur le lit et lui fait brutalement l'amour. L'expérience réveille sa sexualité :

L'homme qui l'avait emportée dans ses bras au milieu des ténèbres était un étranger dont elle ne soupçonnait même pas l'existence. Et maintenant, elle avait beau essayer de le détester ou de s'indigner, elle n'y arrivait pas. Il l'avait humilié, il l'avait blessée, il l'avait traitée sans aucun ménagement au cours de cette nuit de folie et elle en avait tiré gloire.

Oh ! elle devrait avoir honte, elle devrait repousser bien loin d'elle le souvenir de ces minutes brûlantes où les ténèbres semblaient la happer ! Une dame, une véritable dame ne pouvait plus relever la tête après une telle nuit. Mais, plus fort que la honte, s'imposait le souvenir de ces instants d'ivresse, des transports de l'abandon. Pour la première fois de sa vie, elle s'était sentie vibrer, soulevée par une passion aussi primitive que la terreur qu'elle avait éprouvée la nuit où elle avait fui à Atlanta, aussi capiteuse et agréable que la froide bouffée de haine qui l'avait poussée à tuer le Yankee.

[…] À la pensée que la griserie de la nuit était dissipée et qu'elle allait se retrouver face à face avec Rhett, Scarlett éprouva un sentiment de gêne qui, en fait, n'avait rien de désagréable. (p. 907)

Même si Scarlett est pour la première fois consciente de sa sexualité, elle est incapable d'attacher des sentiments d'amour ou de tendresse au désir nouveau qu'elle ressent pour son mari. Il prend son temps pour revenir à la maison et leur rencontre tourne en dispute. Le moment magique de connexion sexuelle ne se reproduit jamais, mais Scarlett est enceinte et elle donne naissance à Bonnie, auquel Rhett tient comme à la prunelle de ses yeux. Quand l'enfant est tué dans un accident de cheval, Scarlett blâme Rhett.

Maintenant, Scarlett est consciente pour la première fois de sa vie, à la fois de l'importance d'avoir des alliés et du fait qu'elle n'en a pas (une préoccupation typique de 6) :

Oh ! se retrouver avec les gens qui avaient enduré les mêmes souffrances, ces souffrances qui, malgré tout, occupaient une si grande place dans les cœurs. Mais Scarlett avait perdu le contact avec ces gens. Elle se rendait compte que c'était sa faute. Jusqu'à maintenant ça lui avait été égal… et maintenant, Bonnie était morte, elle se sentait seule, elle avait peur et en face d'elle, de l'autre côté de sa table étincelante, elle voyait se désagréger sous ses yeux un étranger abruti par l'alcool. (p. 968)

Le personnage de Scarlett passe d'un 3 insensible et enfermé dans sa fixation à la connexion en 6 à ses émotions, connexion qui est maximale quand Mélanie est mourante :

Pourquoi, mais pourquoi n'avait-elle pas compris plus tôt à quel point elle aimait Mélanie et avait besoin d'elle ? Mais qui aurait pu prendre pour un pilier de force la petite Mélanie au visage ingrat ? Mélanie timide à en pleurer devant des inconnus, effrayée à la pensée d'encourir la désapprobation des vieilles dames, Mélanie qui avait peur de son ombre ! Et pourtant…

Scarlett se pencha sur le passé et se rappela une chaude journée à Tara. Une fumée grisâtre montait en spirales au-dessus d'un corps vêtu de bleu. Mélanie, le sabre de Charles à la main, se tenait au haut de l'escalier.

[…] Et maintenant Scarlett promenait un regard triste sur les années écoulées, elle se rendait compte que Mélanie s'était toujours trouvée à ses côtés, le sabre à la main, discrète comme une ombre, aimante, luttant pour elle avec une loyauté passionnée, combattant les Yankees, le feu, la faim, la pauvreté, l'opinion publique et même ses parents qu'elle chérissait.

Scarlett sentit son courage et sa confiance l'abandonner en pensant que le sabre symbolique qui avait flamboyé entre elle et Mélanie était remis au fourreau pour toujours.

"Melly est la seule amie femme que j'ai jamais eue, se dit-elle désemparée. La seule femme qui m'ait jamais aimée, à l'exception de maman. Elle ressemble aussi à maman. Tous ceux qui la connaissaient se cramponnaient à ses basques."

Soudain ce fut comme si Ellen gisait derrière cette porte fermée, comme si elle quittait le monde pour la seconde fois. Soudain Scarlett se retrouva à Tara, désespérée de ne pouvoir affronter l'existence qui s'offrait à elle avec la force redoutable des êtres doux, des faibles et des tendres. (p. 975-976)

Scarlett reconnaît enfin que l'acceptation des émotions est une force et non pas une faiblesse. Cette découverte la libère et lui permet de réaliser que son image d'Ashley, l'objet fantasmatique de son amour, n'a rien à voir avec ce qu'il est réellement :

"Mon amour pour Ashley n'a jamais existé que dans mon imagination, se dit Scarlett avec lassitude. J'aimais quelque chose que j'avais construit, quelque chose qui est mort comme Melly. J'avais taillé de beaux habits et je m'en étais éprise. Quand Ashley est arrivé à cheval, si séduisant, je lui ai fait endosser ces habits sans chercher à savoir s'ils lui iraient ou non. Je ne voulais pas le voir tel qu'il était… Je continuais d'aimer mes beaux habits… ce n'était pas lui que j'aimais." (p. 979-980)

Après les funérailles de Mélanie, Scarlett est enfin en contact avec les véritables émotions qu'elle éprouve pour Mélanie et pour Ashley :

Scarlett s'appuya à l'un des supports de la véranda et voulut pleurer, mais les larmes ne vinrent pas. Elle avait trop de chagrin pour pleurer. Elle frissonna. Elle entendait encore le fracas épouvantable qu'avaient fait en s'écroulant dans la poussière les deux citadelles imprenables de sa vie. Elle essaya un moment d'appliquer sa vieille formule : "Je penserai à cela demain quand je serai plus en état de le supporter", mais le charme avait perdu son efficacité. Désormais deux choses venaient au premier rang de ses préoccupations. Elle songeait à Mélanie, elle se disait combien elle l'aimait et combien elle avait besoin d'elle. Elle songeait à Ashley et à son aveuglement, à son obstination qui l'avait empêchée de le voir tel qu'il était. Elle savait que la pensée de Mélanie et celle d'Ashley lui seraient tout aussi pénibles le jour suivant et tous les autres jours de sa vie. (p. 981-982)

L'évolution positive de Scarlett en tant que personne est évidente dans son acceptation des souffrances émotionnelles de la vie et dans le fait que son moyen habituel de défense, la procrastination, a perdu de sa force. Elle est devenue une personne sensible, une femme qui est capable d'aimer. Elle réalise que Rhett est l'amour de sa vie ; elle décide de lui avouer sa sottise et de lui déclarer son amour, persuadée qu'il la comprendra (comme il l'a toujours fait) et qu'il réagira comme elle l'espère. Quand enfin ils se rencontrent, il lui parle de son chagrin à propos de la mort de Bonnie et elle manifeste la véritable empathie du 6 :

Tout à coup, Scarlett eut de la peine pour Rhett, le chagrin s'empara d'elle si complètement qu'elle ne pensa ni à sa propre douleur ni aux menaces contenues dans les mots qu'elle venait d'entendre. C'était la première fois qu'elle éprouvait de la peine pour quelqu'un sans éprouver en même temps du mépris, car c'était la première fois qu'elle se trouvait si près de comprendre un être humain. Et elle pouvait comprendre son entêtement orgueilleux, si pareil au sien, son obstination à ne pas vouloir confesser son amour de peur de s'exposer à une rebuffade.

"Chéri, dit-elle en s'avançant d'un pas dans l'espoir qu'il lui tendrait les bras et la prendrait sur ses genoux. Chéri, je suis si triste, mais je vous ferai oublier tout cela. Nous pouvons être si heureux, maintenant que nous savons la vérité et… Rhett… regardez-moi donc, Rhett ! Il peut… il peut y avoir d'autres enfants… pas comme Bonnie bien sûr… Mais…"

"Non merci, fit Rhett comme s'il eût refusé un morceau de pain. Je ne risquerai pas mon cœur une troisième fois." (p. 993-994)

Le long voyage de Scarlett dans les niveaux moyens et dysfonctionnels de la fixation du 3 pour arriver maintenant au discernement, à la croissance et à la capacité à aimer semble ironiquement stérile : son comportement a détruit l'amour que Rhett avait pour elle. Mais les derniers paragraphes du livre montrent le caractère indomptable du 3 :

Avec l'énergie de ceux de sa race qui ne s'avouent jamais vaincus, même lorsque la défaite les regarde en face, Scarlett releva le menton. Elle ramènerait Rhett à elle. Elle savait qu'elle y parviendrait. Nul homme ne lui avait jamais résisté, lorsqu'elle s'était mis en tête de faire sa conquête.

"Je penserai à cela demain, à Tara. Pour le moment, je n'en ai pas le courage. Demain, je chercherai un moyen de ramener Rhett. En somme, à un jour près…" (p. 999)

La grande réussite du roman de Mitchell est qu'à la fin le cœur du lecteur bat pour Scarlett, malgré ses nombreux défauts et que nous souffrons avec elle de la perte de Rhett. Nous comprenons que ce coup est suffisamment dur pour la faire retomber dans la fixation du 3 et dans son mécanisme de défense en 9.

Et nous espérons qu'elle trouvera quelque moyen de le faire revenir.

En nous montrant le comportement de Scarlett à la lumière de son expérience, le livre de Mitchell nous permet non seulement de comprendre son caractère, mais de ressentir de la compassion pour elle. Aussi bonne que soit l'interprétation de Vivian Leigh dans le film, le caractère de Scarlett dans le roman de Mitchell est infiniment plus complexe, plus crédible, plus sympathique et plus fidèle au type.

Des œuvres merveilleuses comme Autant en emporte le vent sont des ressources incomparables pour l'étudiant de l'Ennéagramme qui cherche une compréhension intime des types.

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Cet article est adapté du livre à paraître prochainement de Judith Searle : "Using the Enneagram to Create Characters : A Guide for Writers and Actors" ("Utiliser l'Ennéagramme pour concevoir des personnages : un guide pour écrivains et acteurs").