Une conversation avec Charles T. Tart (1e partie)
par Andrea Isaacs et Jack Labanauskas (Traduction par Fabien Chabreuil)
Enneagram Monthly : Vous avez une très grande réputation dans le secteur de la parapsychologie. Est-ce que votre formation et vos contributions les plus importantes ont été faites dans ce domaine ?
Charles T. Tart : Non, pas vraiment. Beaucoup de gens croient cela parce que je suis un des parapsychologues les plus connus au monde et parce que j'ai fait de nombreuses recherches sur ce sujet. Mais ce n'est qu'une partie de mon activité. Quand j'essaye de me définir plus précisément, je dis que je suis avant tout un psychologue transpersonnel. Je m'intéresse à des questions comme : "Quelle est la véritable nature spirituelle de l'être humain et comment la distinguer des croyances erronées existant à son sujet ?", "Comment la développer ?", "Quels sont ses effets ?", etc. À l'intérieur de ce domaine extrêmement large et multiple de la psychologie transpersonnelle, j'ai une spécialité en parapsychologie, j'ai une autre spécialité en psychologie transpersonnelle des états modifiés de conscience, une autre spécialité en formation au développement de l'attention, et d'autres choses du même genre. Cependant, la psychologie transpersonnelle est ce qui décrit le mieux mes sources d'intérêt.
EM : Comment définiriez-vous la "psychologie transpersonnelle" ?
CTT : Je suis un psychologue de formation, bien sûr. Lors de mes études à l'Université de Caroline du Nord, il y a presque 40 ans, j'ai choisi comme spécialité un secteur nouveau appelé "Personnalité", en partie parce que c'était un programme totalement nouveau et pas très bien défini et que je pouvais donc faire ce que je voulais. En gros, la psychologie transpersonnelle s'est développée au cours des 25 ou 30 dernières années. Elle est issue des deux grandes tendances de la psychologie et en réaction à elles. Ces deux grandes théories dont tout le monde a entendu parler sont le béhaviorisme et la psychanalyse pathologique. La première considère les gens comme des organismes vides et rejette ce qu'il y a de mieux dans la vie humaine, et l'approche psychanalytique et psychiatrique voit dans la pathologie le modèle de toute chose.
La psychologie humaniste est apparue en réaction à cette mise à l'écart du bon côté de la nature humaine. Abe Maslow a été le fondateur de cette approche. J'ai été dans le camp de la psychologie humaniste dès le début, mais à cette époque, la psychologie humaniste ne mettait jamais vraiment en doute le paradigme matérialiste dominant.
EM : Quand la psychologie humaniste est-elle apparue ?
CTT : Il y a 30 ou 35 ans. Voyons… Je suis arrivé en Californie en 1963 et c'était juste le commencement. Le livre de Maslow, The Psychology of Being, marque le début formel de tout cela.
La psychologie humaniste est restée à l'intérieur du paradigme scientifique matérialiste qui domine notre époque : vous savez, toute chose se réduit à la matière. Donc si vous avez une expérience d'union mystique avec le cosmos, si vous vous sentez relié intimement à toute vie, ce genre de choses, nous le respectons parce que c'est un noble sentiment, mais dans l'approche humaniste de cette époque, personne n'aurait pris cela au sérieux comme exprimant une quelconque réalité. Nous n'étions rien d'autre que nos cerveaux et donc il ne s'agissait que d'un mauvais fonctionnement de ce cerveau, même si vous l'aviez perçu comme significatif et existentiel.
EM : La psychologie transpersonnelle s'est développée en réaction à cela ?
CTT : Comme je l'ai dit, la psychologie transpersonnelle est apparue il y a 25 ou 30 ans quand nous nous sommes dit que nous devions examiner les expériences spirituelles un peu plus sérieusement que cela. Nous ne pouvions pas les mettre automatiquement dans une catégorie mineure en disant qu'elles étaient bonnes pour votre santé personnelle mais qu'elles n'étaient probablement qu'une illusion. Nous devions les étudier sérieusement. Depuis, cela a été la caractéristique principale de mon travail.
Mon livre publié en 1975, Psychologies transpersonnelles, a vraiment contribué à faire connaître le domaine, mais ne m'attribuez pas la création du terme "psychologie transpersonnelle". Il n'est pas de moi, mais de Maslow.
Une parenthèse. Pour ce livre, Psychologies transpersonnelles, j'avais demandé à des personnes se réclamant de sept ou huit traditions spirituelles majeures d'écrire sur leur système comme s'il était une psychologie plutôt qu'une religion. Ainsi, Robert Ornstein a écrit à propos du soufisme en tant que psychologie, Haridas Chaudhuri a écrit à propos du Yoga en tant que psychologie, et ainsi de suite. À l'origine, le livre devait s'appeler Psychologies spirituelles, mais juste avant la mise sous presse, j'ai eu un coup de fil un peu paniqué de mon éditeur. Il avait de grandes nouvelles ; un des plus grands clubs de livres de psychologie voulait, à sa parution, choisir le livre comme sa sélection du mois mais les psychologues ne pouvait pas supporter le mot "spirituel" ! Cela les rendait tout rouges et aussi l'éditeur demandait si on pouvait changer le titre. Le mot "transpersonnel", qui signifie "au-delà du Soi personnel", était si nouveau à l'époque que j'ai pensé qu'il ne donnerait pas une crise d'urticaire aux psychologues. Voilà comment le titre est devenu Psychologies transpersonnelles ! La politique de la vie !
Je pense qu'aujourd'hui le mot spirituel ne rendrait plus beaucoup de psychologues apoplectiques. Ils peuvent gérer cela un peu mieux.
EM : Est-ce qu'il y a eu un événement ou une expérience personnelle qui vous a poussé dans cette direction ?
CTT : Toute ma vie, bien évidemment ! J'aimerais avoir une bonne histoire dramatique avec Dieu m'apparaissant durant mon enfance et me disant "Jeune homme, vous serez un psychologue transpersonnel !", mais il n'est rien arrivé de tout cela. Ça a été beaucoup plus banal. J'ai été élevé en tant que luthérien et, enfant, j'étais plutôt dévot et très croyant. Quand je suis devenu adolescent et que j'ai commencé à penser par moi-même et à découvrir les sciences, j'ai découvert qu'une grande part des trucs religieux auquel je croyais automatiquement n'avait aucun sens.
Cela arrive à tout le monde et il y a plusieurs réactions typiques. Certains deviennent dévots et essayent de prétendre que les découvertes scientifiques à propos du monde n'existent tout simplement pas. D'autres pratiquent la religion le samedi ou le dimanche et l'ignorent tout le reste du temps. D'autres encore rejettent toute spiritualité, toute religion, et disent que "la science a démontré que tout cela n'avait aucun sens".
J'ai eu la chance d'être capable d'éviter ces extrêmes. J'ai découvert les premiers écrits sur la parapsychologie (la recherche psychique comme on disait à l'époque) et j'ai réalisé que juste avant le début du siècle, plusieurs hommes et femmes intelligents avaient vécu le même conflit : voilà la science qui semble réfuter la religion et les gens disent "Abandonnons la religion complètement !". Mais certains s'interrogeaient : "Elle est là depuis des milliers d'années. Est-elle totalement absurde ?" Ils ont eu cette idée brillante que la méthode scientifique avait bien fonctionné pour affiner les connaissances dans le monde matériel, comme en chimie et qu'on pouvait peut-être l'appliquer à la spiritualité pour faire le tri entre ce qui est vrai, ce qui est applicable, ce qui fait sens pour les gens et ce qui n'est que superstitions et idées psychopathologiques.
Cette résolution m'a inspiré pendant toute ma vie. D'une certaine manière, vous pouvez dire que toute ma carrière a consisté en des efforts pour séparer le sens du non-sens en spiritualité et pour bâtir des ponts entre les communautés scientifique et spirituelle.
Au cours des années, j'ai certainement vécu occasionnellement des expériences inhabituelles qui m'ont impressionné, mais c'est la résolution heureuse de ce conflit alors que je n'étais qu'adolescent qui a décidé de ma carrière. Maintenant, j'ai atteint un point où je peux dire avec fierté que je suis un véritable scientifique strict et rigoureux et que je suis un chercheur spirituel. Je ne pense pas que ces deux-là doivent avoir des relations conflictuelles. Pas si vous cherchez réellement la vérité.
EM : Est-ce que les carrières scientifique et spirituelle se sont développées en même temps ?
CTT : Oui. Oh, j'aime la science. Je pense que c'est la chose la plus intelligente qui soit ! Aussi, j'ai continué à me former de plus en plus en sciences et, en même temps, je me suis intéressé à la spiritualité au-delà de la seule religion dans laquelle j'avais été élevé. J'ai commencé à lire à propos des diverses religions et philosophies existant dans le monde et à aborder la psychologie. Oui, les deux simultanément. Et je suis encore un étudiant de ces deux disciplines. Je n'ai pas encore tant de réponses que cela, mais j'y travaille encore.
EM : Il y a un autre pont que nous sommes intéressés à construire, un pont entre l'Ennéagramme et la psychologie officielle. La spiritualité a sa place quelque part là-dedans aussi… Puisque vous avez bâti plusieurs ponts entre des disciplines, avez-vous des suggestions ?
CTT : Oui. Quand je dis que je suis fier d'être à la fois un scientifique et un chercheur spirituel, par exemple quand je dis qu'il existe des preuves scientifiques de bonne qualité de l'existence d'une composante spirituelle de l'être humain, je fais référence à la science au sens strict du terme, je fais référence à de la parapsychologie expérimentale entre autres.
EM : Vous voulez dire comme les expériences d'ESP menées à l'Université de Duke par J.B. Rhine ?
CTT : Oui, comme les trucs de J.B. Rhine et des choses que moi et d'autres personnes avons faites par la suite. Il y a aussi une énorme quantité de "mauvaise" science qui prétend aider la spiritualité, mais qui en fait mine sa cause. Par exemple, des tas de gens dans la mouvance New Age disent que la physique quantique semble prouver la spiritualité. J'ai des connaissances suffisantes en physique pour savoir que je ne comprends pas réellement la physique quantique et je suis sûr que la plupart de ces gens ne la comprennent pas véritablement non plus. Aussi, quand ils font ce genre de parallèles, les physiciens qui les lisent pensent probablement : "Oh mon Dieu ! C'est un complet non-sens, ils ne comprennent pas ce dont ils parlent." ; alors ils rejettent le lien que ces gens essayent de faire avec la spiritualité. Aussi quand j'essaye de faire des ponts ou des connexions, j'essaye de m'appuyer sur de la science vraiment solide, de ne pas parler de choses comme la physique quantique que je ne comprends pas vraiment, de ne pas les utiliser même de manière métaphorique afin de ne pas créer une hostilité inutile.
Si nous appliquons ceci à l'Ennéagramme et à ses liens à la psychologie, en mettant de côté pour un moment le besoin de liens à la spiritualité, nous pouvons dire que tout programme de "recherche" sur l'Ennéagramme qui est mené avec des critères et un soin insuffisants nuit au processus d'acceptation. Si vous voulez montrer que l'Ennéagramme est une typologie de personnalité valable et qu'il est thérapeutiquement utile, vous devez savoir que les professionnels ont développé depuis longtemps des protocoles de qualité pour faire cela et qu'ils attendent de vous que ces protocoles soient respectés si vous voulez introduire quelque chose dans le courant officiel de la psychologie et de la science. Une qualité insuffisante ne fait que provoquer des réactions qui masquent l'utilité de l'Ennéagramme et rendent son acceptation plus difficile.
EM : C'est compréhensible.
CTT : J'aimerais que l'Ennéagramme soit accepté. Je n'ai pas suivi de près les développements de l'Ennéagramme ces dernières années, mais je sais que quand j'étais fortement impliqué dans le sujet, il y avait beaucoup de choses qui auraient pu être faites en appliquant les méthodes de base de la psychologie et de la science. Par exemple, quand j'ai été initié à l'Ennéagramme dans les groupes animés par Claudio Naranjo au début des années 1970, il était clair pour moi que la détermination du type d'une personne par un expert de l'Ennéagramme était une chose sympa, mais que c'était un travail excessif et qui dépendait trop de la compétence de la personne qui typait. Ce dont nous avions vraiment besoin, c'est d'un test psychologique crédible et de qualité.
Je m'y connais suffisamment en tests psychologiques pour savoir que ce n'est pas facile. Par exemple, il y a beaucoup de tests psychologiques de mauvaise qualité qui datent du début de la psychologie et qui ont ce qu'on appelle techniquement une "validité apparente". En apparence, en surface, ils se comportent comme s'ils mesuraient la chose qu'ils se proposent de mesurer. Ainsi un test sur la névrose poserait la question : "Êtes-vous névrosé ?" Et si quelqu'un dit "Oui", alors la conclusion est qu'il est névrosé. Mais s'il dit "Non", la conclusion est qu'il n'est pas névrosé. En apparence, vous pourriez penser que cela peut marcher ainsi mais nous savons maintenant que ce n'est pas vrai. Vous ne pouvez tout simplement pas bâtir une série de questions dont vous pensez qu'elles permettent de différencier les types de l'Ennéagramme, les donner à des gens, mesurer les réponses et penser que vous avez construit un test valide.
EM : Avez-vous jamais essayé de construire un bon test ?
CTT : J'ai effectivement commencé autrefois un petit travail destiné à construire un test pour l'Ennéagramme, en utilisant un modèle qui avait été développé pour un des tests les plus populaires, le MMPI (Minnesota Multiphasic Personality Inventory). Les développeurs du MMPI ont créé ce qu'on pourrait appeler un test empirique. Ils avaient déjà des populations nombreuses de différents types dans divers hôpitaux psychiatriques, principalement dans le Minnesota : des schizophrènes, des maniaco-dépressifs, des paranoïaques, des hystériques, etc. Et ils se sont dit : "Oublions pour un instant ce que nous pensons être le sens des questions, donnons à ces gens des tas et des tas de questions vrai/faux et trouvons empiriquement ce qui les différencie en comptant les questions auxquelles les hystériques répondent plus souvent vrai que les maniaco-dépressifs, peu importe la signification des questions." Si les maniaco-dépressifs disent "Les roses sont mes fleurs favorites" un peu plus souvent que les schizophrènes, on a là quelque chose qui aide à distinguer les maniaco-dépressifs des schizophrènes.
Ils ont développé un test d'une grande validité empirique. Ils avaient déjà des experts qui avaient diagnostiqué très précisément ces gens. Les psychiatres et les psychologues ont alors mené une série d'entretiens individuels intensifs pour classer ces gens et ils ont développé un test très efficace pour les trier de façon totalement empirique. Cela marche, que cela fasse sens ou non.
EM : Qu'est devenu votre test Ennéagramme ?
CTT : J'ai développé quelque chose dans l'esprit du MMPI en rassemblant des centaines de réponses à des questions posées à des gens qui étaient avec moi dans les groupes de Claudio et qui connaissaient plutôt bien leur type. Je ne dirais pas que nous étions des experts, mais nous avions beaucoup travaillé sur nous avec l'Ennéagramme à l'époque. J'ai donné le test à Claudio pour qu'il travaille dessus et il a en quelque sorte disparu dans les brumes du temps. Je pense que certaines parties ont dû être utilisées dans d'autres tentatives d'élaboration d'un test, mais cela n'a jamais été fait comme cela aurait dû l'être. Puis je suis passé à d'autres choses, aussi ce projet n'a jamais abouti pour autant que je sache.
EM : Est-il encore en votre possession ?
CTT : Je n'en ai pas la moindre idée. Il doit être quelque part dans une boîte vieille de 20 ou 30 ans, mais je ne sais pas où.
EM : Je ne pense pas que Claudio ait jamais proposé un test, bien qu'il combine les catégories du DSM et les types de l'Ennéagramme ; cela peut venir d'une graine que vous avez plantée.
CTT : Peut-être, bien que Claudio était si créatif qu'il n'avait pas besoin d'une graine semée par moi ! Cependant je pense que c'est principalement un travail théorique. Vous connaissez bien une typologie, vous connaissez bien l'autre typologie et l'existence de certaines connexions fait sens. C'est un bon début. Mais je fais partie de cette tradition scientifique stricte qui dit que les théories sont chouettes, mais que ce sont les faits qui comptent. Montrez-moi des tests qui prouvent qu'il y a une corrélation entre, disons, les types du DSM et ceux de l'Ennéagramme. Pas de manière théorique, mais parce que vous avez trouvé des gens de ces types et qu'ils fonctionnent ainsi.
Je suis quelqu'un de très empirique dans ce domaine. Je veux savoir ce qui fonctionne, ce qui est utile, ce qui apparaît dans les données. C'est une chose importante pour moi. Quand je dis que je suis fier d'être un scientifique, je suis un scientifique appartenant à la tradition rigoureuse qui dit que la science s'intéresse essentiellement aux faits, à ce que vous pouvez observer dans la réalité. Les théories sont secondaires. Toutes ces explications merveilleuses sont agréables, mais si les explications ne collent pas avec les faits, alors sortons les explications ! Il faut vraiment retourner aux faits. De nombreux scientifiques ont oublié cela, ils sont tombés amoureux des théories.
Il y a un parallèle intéressant à faire avec l'Ennéagramme. Après votre appel, j'ai réfléchi à ce dont nous pourrions parler et j'ai pensé que je devais vous dire que l'Ennéagramme n'est pas réel.
EM : N'est pas réel ?
CTT : N'est pas réel. C'est une théorie. C'est une théorie qui dit que la nature de l'esprit humain est telle qu'il existe neuf types qui s'expriment naturellement chez un individu par une perception dynamique de la réalité, des habitudes, des mécanismes de défense, etc. C'est une belle théorie. Mais quand vous avez en face de vous une personne particulière, cette personne particulière est une réalité vivante et unique qui peut coller ou non à cette typologie particulière. Par exemple, quand je travaillais intensément avec l'Ennéagramme, j'ai découvert que je pouvais déterminer avec une bonne probabilité d'exactitude environ la moitié des gens que je connaissais bien. Il y avait une autre moitié que je n'ai jamais réussi à faire entrer dans un type de l'Ennéagramme. Mais, c'était OK. Je n'avais pas besoin de cela pour communiquer avec les gens. Pour ceux avec lesquelles la typologie était aidante, tant mieux. Pour ceux avec lesquelles elle n'était pas aidante, je n'allais pas ignorer leur réalité sous prétexte qu'ils n'entraient pas dans une typologie particulière. Je faisais ce que je pouvais avec leur réalité.
Pour revenir à mon propos, l'Ennéagramme est une structure théorique. Je ne sais pas si en réalité l'esprit humain est construit de telle manière qu'on peut le classer en neuf types. Il y a peut-être une infinité de types. J'espère que non parce que cela rendrait la vie trop compliquée. Je veux dire que je suis intellectuellement paresseux. Je ne veux pas avoir à prendre chaque réalité individuelle telle qu'elle est ici et maintenant, à chaque instant, sans pouvoir utiliser mes expériences passées pour me guider. Je suis content que mon expérience me permette parfois de classer quelqu'un ou quelque chose et me donne ainsi une idée de comment me comporter avec lui. Bien sûr, l'attachement à cette sorte de réductionnisme théorique est aussi un obstacle majeur à l'illumination.
Aussi, quand les gens travaillent avec l'Ennéagramme, s'il leur convient bien, cela peut être un travail très utile. J'ai vraiment vu cela pour des tas de gens et cela a certainement été vrai pour moi. Il me semble que certaines personnes ne collent pas très bien à un type et si elles essayent néanmoins de se forcer à entrer dans un type, je pense qu'elles se traitent injustement et qu'elles ignorent leur propre réalité.
EM : Il semble pourtant que si vous faites un travail consistant sur vous, même si vous vous êtes trompé de type, vous pouvez apprendre des choses importantes sur vous. Quand vous déterminerez différemment votre type, vous apprendrez peut-être d'autres choses.
CTT : Oui, et c'est important. Laissez-moi revenir à mon expérience personnelle pour donner corps à cette idée. Avant de découvrir l'Ennéagramme au sein d'un groupe animé par Claudio, j'avais fait un peu de Travail selon les techniques de Gurdjieff. J'avais aussi travaillé avec d'autres méthodes d'évolution psychologique. J'étais réellement quelqu'un d'intéressé par la compréhension de soi, en partie par curiosité et en partie pour des raisons pratiques - j'avais fait des tas de choses stupides et je voulais comprendre comment ne pas recommencer.
J'étais très intéressé par comprendre le fonctionnement de mon propre esprit et au fil des années, j'avais fait des milliers d'observations de moi-même, des observations profondes au sens de Gurdjieff. Et un jour j'ai rencontré quelqu'un qui avait participé à un des premiers groupes SAT (Seekers after Truth - Chercheurs de Vérité) de Claudio qui venait juste de commencer un ou deux mois plus tôt. Il a commencé à me parler des types de l'Ennéagramme et quand il en est arrivé à mon type, le 7, toute une série d'observations de moi que j'avais faites aux cours des années ont soudain pris sens. C'était un raccourci conceptuel qui m'a permis de connecter des tas de choses qui ne l'étaient pas vraiment jusque-là. C'est une des raisons pour lesquelles j'ai décidé que quoi que ce type enseigne, il fallait que je m'y implique et que j'en apprenne plus.
Ensuite, j'ai travaillé pendant des années avec ce système théorique en me considérant comme un 7. Il m'a sensibilisé par exemple à certaines habitudes et certains comportements dont je n'aurais pas pris conscience autrement et qui collaient au système. J'ai aussi commencé à voir comment il m'arrivait de ne pas fonctionner exactement comme prévu dans le système et j'ai réalisé que si j'essayais d'entrer de force dans le type, je transformais la réalité. J'ai vu cela dans le groupe SAT auquel j'appartenais. Certaines personnes apprenaient énormément à propos d'elles-mêmes avec l'Ennéagramme et nous apprenions aussi quelque chose à propos des autres, mais à certains moments il y avait une tendance à stéréotyper les gens : "Oh, vous êtes un 5 et bien sûr vous n'allez pas faire ceci ou cela…" Parfois, c'était amusant, mais parfois cela nous éloignait de la réalité.
Une des choses que j'ai apprises de Claudio était une sentence qu'il attribuait à la confrérie Sarmuni. Cette confrérie était-elle mythique ou réelle, je n'en ai aucune idée. Mais la sentence résonnait profondément en moi. "Il n'y a pas d'autre Dieu que la réalité ; Le chercher ailleurs n'est que chute." C'est la chute au sens chrétien de la perte de la Grâce. Cela a toujours merveilleusement fait sens pour moi. Aussi nobles que puissent être vos motivations, si vous déformez votre perception de la réalité pour la forcer à coller à vos nobles idées, vous perdez le contact, vous tombez dans le Samsara comme disent les bouddhistes ou dans le Maya comme disent les hindous. Plus vous perdez le contact avec la réalité, plus vous faites des choses stupides, vous ne savez plus ce qui arrive, vous créez du karma qui vous plongera dans la peine. Alors, tant que l'Ennéagramme vous guide dans la découverte de vous-même, vous fait découvrir des choses que vous n'aviez pas vues auparavant, tant qu'il vous pousse à essayer de développer des compétences qui manquent à votre type et qui vous manquent vraiment à vous, c'est formidable !
Mais je pense qu'il y a un moment où vous devez faire attention de ne pas transformer l'Ennéagramme en un autre système de croyances, en un carcan que vous vous imposez à vous-même plutôt que de continuer à grandir.
EM : Cela me rappelle la maxime bouddhiste qui dit que "si vous connaissiez les conséquences du péché, vous ne pourriez en commettre un seul."
CTT : J'ai beaucoup appris en m'impliquant fortement dans l'Observation de Soi et dans le travail d'évolution psychologique et cela a fait beaucoup sens pour moi. J'ai toujours été inquiet de la manière dont l'Ennéagramme pourrait fonctionner avec des gens qui ne seraient pas réellement impliqués dans l'Observation de Soi ou qui n'auraient pas des moyens objectifs de s'observer. Il risquerait alors de n'être qu'un autre système de croyances et les gens risqueraient d'être contraints d'entrer dans ce système, qu'il leur convienne ou pas, sans qu'il les rapproche de la réalité. En résumé : quel que soit le sujet que j'ai étudié, la psychologie transpersonnelle, le développement personnel, la croissance spirituelle, le point-clé a toujours été pour moi d'être capable de vivre plus dans l'ici et maintenant. D'être capable d'être plus sensible à ce qui se passe à l'extérieur et aux véritables dynamiques intérieures plutôt que d'être perdu dans des idées, des défenses et des fantaisies. Je ne dis pas que c'est un chemin de croissance universel, mais il a bien marché pour moi et pour quelques autres.
EM : Bon, mais il faut vouloir s'observer. J'ai entendu un jour quelqu'un dire : "Pourquoi est-ce que je voudrais faire cela ? Je pourrais découvrir quelque chose à propos de moi-même qui ne me plaît pas !"
CTT : Cela aussi me ramène au fait que je suis fier d'être un scientifique. Parce que la science dit, "nous voulons connaître la vérité à propos de la réalité, sans se soucier de ce que nous aimerions croire" et parce que nous admettons que nous partons depuis une place de grande ignorance. Aussi pour être de bons scientifiques, nous devons être absolument et impitoyablement honnêtes, nous devons regarder les faits, en dépit de ce que nous voudrions croire, en dépit des théories et des explications et de tout ce genre de choses. Ainsi, être scientifique va bien avec cet aspect de la croissance spirituelle qui consiste à essayer de voir honnêtement ce qui se passe, à le voir clairement, à toujours mettre au second plan nos croyances, nos préférences et ce que nous aimerions éviter et à revenir sans cesse à la réalité.
Comme je réfléchis à ce que je viens juste de dire, cela peut paraître un peu froid et c'est légèrement froid. Aussi je voudrais ajouter qu'en parallèle avec cette recherche de vérité, la compassion doit être développée pour créer un équilibre. C'est difficile à décrire rigoureusement mais c'est une part importante d'une progression réelle. De la compassion pour soi autant que de la compassion pour les autres. L'Ennéagramme peut être utilisé par exemple pour développer la compassion pour soi ; quand vous découvrez que vous êtes bloqué dans une fixation à la suite d'événements de votre enfance et que c'est devenu quelque chose qui vous définit, bien sûr d'une certaine manière c'est de votre responsabilité, mais d'un autre côté vous êtes coincé et ce n'est pas complètement de votre faute. Quand vous réalisez cela, vous pouvez être un peu plus indulgent envers vous et un peu plus compatissant et c'est un pas pour l'apprentissage de la compassion envers les autres comme envers vous.
EM : Pour revenir à l'époque où vous avez rejoint le groupe SAT avec Claudio, est-ce cette conversation avec l'autre 7 qui a motivé votre intérêt ou étiez-vous déjà en train d'étudier l'Ennéagramme ?
CTT : J'étais une des personnes impliquées dans les travaux de l'Institut Esalen et dans d'autres mouvements californiens de développement personnel, j'avais suivi ce qui passait au Chili [à Arica] quand Claudio, John Lilly et quelques autres y étaient, et j'avais entendu leurs comptes rendus quand ils en étaient revenus. Je savais que Claudio était retourné à Berkeley et commençait quelque chose que je voulais mieux connaître ; la rencontre avec ce type qui était un de ses étudiants a réellement déclenché mon intérêt. Il avait commencé seulement depuis un peu près un mois et alors ma femme Judy et moi nous sommes réellement impliqués à ce moment-là. C'est en 1971 que nous avons commencé avec Claudio et nous sommes restés fortement impliqués jusqu'à la fin du premier groupe SAT en 1974.
EM : C'était le bon moment pour être à Esalen, n'est-ce pas ?
CTT : Oh, c'était le bon moment pour être à Esalen et aussi le bon moment pour être en Californie. Je vais vous raconter une petite histoire amusante. J'ai toujours été intéressé par des choses insolites comme l'Ennéagramme ou les approches spirituelles. Quand je faisais mes études, mes conseillers pédagogiques s'inquiétaient à mon propos parce qu'ils me considéraient comme un jeune homme impressionnable qui s'intéressait toujours à des trucs bizarres. Pour mon post-doctorat, je m'étais débrouillé pour obtenir une bourse de recherches auprès de Gardner Murphy à la fondation Menninger à Topeka. Mes conseillers étaient horrifiés ! D'une certaine façon pourtant, Gardner Murphy était quelqu'un de respectable (par exemple, il avait été président de l'Association Américaine de Psychologie), mais dans les années 1960, il avait écrit un livre intitulé Asian Psychologies. Il pensait que nous avions des choses à apprendre des gens vivant en Asie ! Mes conseillers ne pouvaient me laisser exposé à un tel personnage. Ils m'ont trouvé une autre bourse de recherche et à la place, ils m'ont envoyé en Californie en pleine révolution psychédélique ! Par bonheur, ils m'ont sauvé de ces influences funestes du Kansas !
EM : Hors de la poêle à frire et droit dans le feu !
CTT : Exactement !
EM : Vous avez parlé du développement d'un test valide comme moyen de faire accepter l'Ennéagramme par la psychologie officielle. En dehors de cela, avez-vous d'autres suggestions concernant l'utilisation de la méthode scientifique en relation avec l'Ennéagramme ?
CTT : Oui, comme vous l'avez mentionné précédemment, je pense que la plupart des gens qui enseignent et utilisent l'Ennéagramme n'ont pas de formation ou d'expérience psychologique. Alors, il ne leur est pas facile d'attirer l'attention des psychologues. Pour le meilleur ou pour le pire. Une idée ne devrait être jugée qu'en fonction de ses mérites propres et non en fonction des gens qui l'émettent. Mais dans la réalité humaine, les gens sont corrompus. Ils écoutent les membres de leur propre groupe. Je me souviens que quand j'ai eu mon doctorat, j'ai pensé tout à coup que toutes mes opinions bizarres devenaient soudainement des considérations faisant autorité émises par un docteur. Mon Dieu, quel snobisme ! Quelle magie !
EM : Effrayant !
CTT : Oui, effrayant aussi, parce que je savais à quel point je savais peu de chose !
EM : Est-ce que cela a changé votre opinion sur des docteurs que vous respectiez auparavant ?
CTT : Oui, j'ai découvert soudainement qu'ils étaient comme moi et qu'après tout ils n'en savaient pas tant que cela. Les gens qui font de l'Ennéagramme sans avoir de formation psychologique et qui essayent par exemple de bâtir des tests ou de faire de la recherche ou des diagnostics psychothérapeutiques devraient savoir qu'il existe aujourd'hui des techniques bien développées pour faire cela et qu'il n'est pas besoin de repartir à zéro. Les gens qui ne connaissent pas ces techniques seraient bien avisés d'essayer de trouver un psychologue bien disposé et ayant ces compétences et travailler avec lui de façon à faire les choses correctement. Ainsi, il n'y aurait pas d'énormes quantités de travail perdues dans des recherches à propos desquelles quelqu'un qui sait comment faire ce genre de choses dit : "Oh, mais vous avez oublié cette étape toute simple ; votre recherche est sans valeur." C'est vraiment embêtant ! Et frustrant !
À suivre… le mois prochain.
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Charles T. Tart, Ph.D., occupe la chaire d'Études sur la Conscience à l'Université du Nevada à Las Vegas, dirige l'Institut de Psychologie Transpersonnelle à l'Université de Californie et l'Institut des Sciences Noétiques. Il est un des chercheurs les plus connus dans le domaine des états de conscience et la théorie transpersonnelle. Il a notamment écrit States of Consciousness (1975, New York ; Dutton), Waking Up (1986, Boston ; Shambhala), Open Mind, Discriminating Mind (1989, San Francisco ; Harper), Transpersonal Psychologies (1992, New York ; Harper Collins) et Body, Mind, Spirit: Exploring the Parapsychology of Spirituality (1997, Hampton Roads Pub. Co ; ISBN 1571740732). En février dernier, Body, Mind, Spirit a été le "Livre du Mois" chez Amazon.com dans la catégorie "Métaphysique".
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