Une conversation avec Sandra Maitri (1e partie)
par Andrea Isaacs (Traduction par Sonia-Christine Graillot)
Andrea Isaacs : Pour commencer, j'aimerais vous présenter à nos lecteurs. Vous faites partie des rares personnes qui ont étudié avec Claudio [Naranjo] dans son premier groupe SAT [Seekers After Truth - Chercheurs de Vérité] en 1970. C'est en interviewant Hameed, il y a deux ans, que j'ai entendu votre nom pour la première fois (voir "Conversation avec A. H. Almaas" juin, juillet et août 1999) quand il a dit que l'un de ses professeurs écrivait un livre sur l'Ennéagramme. Vous êtes maintenant en train de devenir très connue en tant qu'enseignante à part entière, autant au sein de la communauté de l'Ennéagramme qu'en dehors. J'ai plein de questions concernant le début des groupes SAT avec Claudio à l'époque où les mouvements de développement personnel et spirituel commençaient tout juste à émerger. Comment avez-vous rencontré Claudio et qu'est-ce qui vous a attiré vers lui et son enseignement ?
Sandra Maitri : C'était un de ces hasards qui n'en sont pas vraiment, ça devait arriver. À l'époque, je cherchais un groupe de Gestalt, et une de mes amies avait entendu parler de Claudio. Elle vivait dans une communauté New Age dans la péninsule de San Francisco et elle m'a passé un dépliant sur le groupe que Claudio démarrait. Il était très connu en tant que thérapeute de Gestalt et il avait travaillé à Esalen avec Fritz Perls. Le dépliant mentionnait qu'il avait aussi travaillé avec Oscar Ichazo et qu'il allait commencer un groupe spirituel qui inclurait un travail psychologique. Je me suis dit : "Génial, ça a vraiment l'air super !" Je suis donc allée à une petite réunion chez lui dans son jardin à Berkeley, il devait y avoir entre 15 et 20 personnes. Il a un peu parlé de sa façon d'envisager le groupe qu'il était sur le point de commencer, il a introduit brièvement l'Ennéagramme et puis il a fait une transmission en regardant chaque membre du groupe dans les yeux. Et j'ai su que c'est ça qu'il me fallait, que j'avais trouvé ce que je n'avais pas complètement conscience de chercher.
AI : Parlez-moi de sa transmission.
SM : À l'époque j'avais en tout et pour tout 20-21 ans et pour moi "l'Être" semblait émaner de lui tout simplement. Il me semblait magique. La transmission était silencieuse. Ça ressemblait à ce que les maîtres hindous appellent Shaktipat, quand ils transmettent la Shakti ou l'énergie spirituelle aux gens. Pour moi, il était un vrai Maître et quelqu'un avec qui le courant était vraiment tout de suite passé et avec qui je voulais travailler. J'avais passé la plupart de mes années de lycée ici dans la région de San Francisco et j'avais connu la période hippie de Haight-Ashbury. J'étais donc très ouverte à ce qui était au-delà des conventions et c'était vraiment ce que je recherchais. Je cherchais une clé vers un monde au-delà du monde ordinaire. Sa transmission était très puissante et dès que je l'ai vu, j'ai su que je devais travailler avec lui.
AI : Est-ce que Hameed était dans ce premier groupe ?
SM : Oui.
AI : Le connaissiez-vous auparavant ?
SM : Non, je l'ai rencontré à ce groupe. Certains parmi nous étaient encore à la faculté, j'étais aux Beaux-Arts et Hameed préparait un doctorat de physique à l'Université de Berkeley. Il se trouve qu'aucun de nous à l'époque ne travaillait et que nous avions beaucoup de temps libre. Un noyau parmi nous forma une communauté et nous travaillions sur nous-mêmes toute la journée, nous parlions de notre expérience et travaillions dessus entre nous et c'est comme ça vraiment que nous avons appris l'Ennéagramme.
AI : Est-ce que Claudio était votre professeur ou à ce stade est-ce que vous faisiez le travail entre vous ?
SM : Non, nous faisions partie de son groupe et le groupe se rencontrait une fois par semaine.
AI : Donc vous travailliez sur ce qui émergeait pendant le groupe.
SM : Oui. Claudio utilisait beaucoup l'Ennéagramme dans le groupe, et nous nous sommes approprié cette carte et avons cheminé avec. Nous essayions vraiment de faire notre la théorie que Claudio nous présentait en nous appuyant sur notre expérience personnelle. Nous apprenions grâce aux uns et aux autres à réellement ressentir, reconnaître et voir à l'intérieur de chacun de nous les choses que Claudio décrivait.
AI : Vous étiez environ 15 dans la communauté.
SM : Non, au début, nous n'étions que 6 et nous trouvions toujours le moyen de construire de nouvelles pièces !
AI : Jusqu'à combien vous êtes-vous agrandi ?
SM : À la fin, Belgrave House était une maisonnée de 12 à 15 personnes. Il y a eu d'autres communautés qui sont apparues à Berkeley, issues de ce même groupe SAT. Je crois qu'il y avait environ trois autres maisons de gens qui formaient un groupe.
AI : C'était une façon unique d'apprendre et de travailler sur cette connaissance.
SM : Oui vraiment. Nous restions éveillés jusqu'à 2 ou 3 heures du matin et travaillions sur nous-mêmes les uns avec les autres.
AI : A quel moment est-ce que Hameed a décidé de commencer sa propre école ?
SM : Quelques années plus tard. Le premier groupe SAT a duré environ 4 ans. Pendant cette période, plusieurs autres groupes SAT se sont développés, peut-être 4 ou 5 en tout.
AI : C'est lui qui les animait ?
SM : Oui. Puis les choses ont commencé à changer. Je ne sais pas exactement pourquoi, mais Claudio s'est davantage retiré de la scène et a amené de nouveaux enseignants. Les gens ont commencé à travailler avec différents enseignants et ont pris des directions différentes. Certains se sont engagés dans le Bouddhisme Tibétain par exemple, sont partis travailler avec Chogyam Trungpa [fondateur de l'Institut Naropa] dans le Colorado, pendant que d'autres ont commencé à travailler avec Tarthang Tulku à Berkeley. Il y avait des enseignants hindous, des enseignants du bouddhisme Theravada, des enseignants de la Quatrième Voie. Il semble que Claudio ait emmené dans le groupe tous les enseignants spirituels qui passaient par Berkeley. Quand il a commencé à se retirer, en fait les gens ont suivi leur propre chemin. Beaucoup ont complètement abandonné toute recherche spirituelle.
À l'époque, Hameed et moi avions été formés à une technique que l'on appelait "Fisher-Hoffman". Je crois que ça se fait toujours. C'est un processus de déconditionnement rapide et ça avait fait partie de notre travail avec Claudio. Quand le groupe s'est arrêté, Claudio m'a envoyée à New York pour y animer son groupe et pour enseigner cette technique. Puis j'ai fini par aller à Boston où je l'ai enseignée pendant un an. Dans le groupe de Boston il y avait des gens de Boulder dans le Colorado, l'un qui faisait du Rolfing, un autre faisait la méthode Aston Pattern, et ils m'ont invitée à Boulder pour animer un groupe de travail. J'ai proposé à Hameed de venir avec moi.
Après avoir travaillé pendant un an environ avec eux, je suis partie en Angleterre pour méditer et Hameed a commencé à donner des cours aux gens avec qui nous avions travaillé et c'est comme ça qu'a commencé son école.
AI : J'aimerais revenir un peu en arrière. Est-ce que vous pouvez nous en dire plus sur la technique Fischer-Hoffman ?
SM : C'est une technique destinée à dépasser le conditionnement d'une personne en se concentrant sur la structure de sa personnalité et la façon dont elle s'est développée. Vous êtes vraiment face à vous-même. L'enseignant oblige les étudiants à regarder en face leurs schémas comportementaux relationnels, émotionnels, et nous retournions en arrière pour en trouver l'origine dans notre enfance. Puis ils traversaient un processus de catharsis en contactant la douleur associée à leur relation avec chaque parent, la colère éprouvée pour ce parent pour finalement arriver à un lieu de compréhension mêlée de compassion pour ce qui leur était arrivé.
AI : On dirait un précurseur du travail sur "l'enfant intérieur".
SM : Oui. En fait une partie du processus consistait à entrer en contact avec son enfant intérieur et ainsi à aider cet enfant à grandir.
AI : Après avoir fait cela pendant un certain temps, vous êtes partie en Angleterre et Hameed a commencé son école. Combien de temps êtes-vous restée en Angleterre ?
SM : Environ deux ans.
AI : Et pourquoi avez-vous choisi d'aller en Angleterre pour étudier la méditation ?
SM : Quand je travaillais avec Claudio, j'avais rencontré un moine thaïlandais qui s'appelait Dhiravamsa que Claudio avait emmené dans le groupe. J'ai vraiment été appelée par la voie de méditation Vipassana qu'il proposait et quand j'ai animé le groupe sur la côte Est, je l'ai de nouveau rencontré et il m'a invitée à venir en Angleterre et à me former à l'enseignement de la méditation Vipassana. J'avais royalement 26 ans à l'époque !
AI : Comment vous êtes-vous retrouvée aux États-Unis et à travailler avec Hameed ?
SM : Pendant les premiers mois de méditation intensive en Angleterre, j'ai rapidement contacté ce qu'on appelle la déficience de l'ego dans l'Approche Diamant (la technique qu'Hameed a développée). [Note du traducteur : voir l'article de Deane Shank publié par Enneagram Monthly en février 1998] Un profond sentiment de vide intérieur, de manque et de douleur que je n'arrivais à dépasser par la méditation. Je pense que mon enseignant, Dhiravamsa, avait du mal à m'aider à dépasser cet ego occidental tenace ! Je suis restée là encore un an et demi environ et j'ai continué à travailler sur moi de cette manière, mais je suis revenue aux États-Unis convaincue que j'avais besoin de quelque chose d'autre, en plus de la méditation, pour le dépasser. Je me suis aussi rendu compte que je fuyais le monde en vivant dans une communauté monastique.
AI : Vous avez persévéré pendant deux ans !
SM : Oui. Malgré mes luttes intérieures, j'ai voyagé aussi dans des espaces profonds et j'ai développé un grand amour pour la méditation. Nous habitions dans un magnifique manoir dans la campagne anglaise et c'était vraiment idyllique à beaucoup d'égards.
AI : Ça permet de supporter facilement les deux années, non ?
SM : D'une certaine manière oui, mais quand je suis retournée aux États-Unis, j'ai été complètement perdue pendant un an. Je ne savais pas quoi faire, où aller et j'étais profondément bloquée dans un sentiment d'imperfection en moi. Je n'étais pas en contact avec Hameed à ce moment-là, mais j'ai commencé à entendre parler du travail qu'il élaborait par des amis qui étaient dans son groupe. Après en avoir entendu parler pendant un an ou deux, j'avais le sentiment que ce qu'il faisait était ce qu'il y avait de mieux dans le coin en termes de développement spirituel. C'est simplement ma fierté qui m'a empêchée de m'engager plus tôt, parce que ce gars avait été mon ami, un ami très proche, et un pair. Lui demander d'être mon professeur et de m'aider était un sacré bouleversement. Ça m'a donc pris deux ans pour avaler ma fierté. Puis un jour je l'ai appelé et j'ai dit : "Hameed ?" Il a dit : "Sandra ?" Et c'est là que j'ai commencé à travailler avec lui.
AI : L'idée d'avaler votre fierté est très intéressante. La première fois que j'ai entendu parler de vous, je pensais que vous étiez son étudiante, mais en lisant votre livre, j'ai réalisé que vous aviez été collègues, amis et étudiants ensemble. J'ai réalisé que vous avez dû avaler votre fierté pour aller vers lui en tant qu'élève. Vous êtes de type 2, n'est-ce pas ?
SM : C'est exact !
AI : On comprend que c'est quelque chose d'énorme d'avaler sa fierté. Rien que ça aurait suffi à commencer un processus de bouleversement intérieur majeur.
SM : C'est ce qui est arrivé. J'étais assez sensée pour reconnaître ce que Hameed développait. Bien que très jeune, j'avais déjà vu presque tout ce que les États-Unis avaient à offrir dans le domaine du travail spirituel, et j'avais compris qu'Hameed avait développé une façon de travailler qui était tout simplement phénoménale parce qu'elle s'attaquait aux barrières auxquelles je m'étais heurtée et auxquelles j'avais vu d'autres se heurter dans le travail spirituel sans arriver à les dépasser.
AI : Je n'ai pas suivi sa méthode, mais j'en ai beaucoup entendu parler. Je médite depuis 1970 environ mais ce qui m'intrigue et m'intéresse vraiment dans son travail, c'est qu'il combine la pratique spirituelle avec la psychologie de votre style de personnalité, et il semble que cela puisse vraiment accélérer à la fois le développement spirituel et psychologique.
SM : Oui. Je crois que beaucoup des barrières que les gens rencontrent dans le travail spirituel, certainement dans la méditation, sont liées à la personnalité. Pour la plupart d'entre nous occidentaux, ces barrières sont plus fortes parce que notre ego, ou notre personnalité, est plus fortement développé. Nous sommes bien plus individualistes et de mon point de vue nous avons développé une conscience plus individualisée. Pour nous occidentaux, s'attaquer directement à la dynamique et au contenu de notre personnalité semble nécessaire pour une réelle transformation spirituelle. C'est important de comprendre comment marche la personnalité et ce qu'elle essaye de faire. C'est important de voir qu'au fond elle imite l'Être et si nous comprenons vraiment comment elle fonctionne, alors elle peut nous amener à ce qu'elle tente de reproduire. Autrement dit, la structure de notre personnalité tente de nous donner les qualités et les états dont nous sommes coupés, à la mesure dont nous sommes coupés de notre Vraie Nature ou Être.
AI : Oui et nous pouvons être trompés par la personnalité si nous pensons que ce qu'elle est, ce que nous croyons être, "est" l'Être. Une des choses que j'ai vraiment aimées dans votre livre et quelque chose qui me semble marcher à travers cela, c'est qu'à la fin de chacun de vos chapitres sur les types, vous décrivez comment chaque type peut expérimenter le vide, qui est terrifiant au début, mais qui si on y reste, se transforme en espace. Vous voulez bien nous parler un peu de ce processus, en vous basant sur un type particulier ou de manière générale ?
SM : Fondamentalement, au cœur même de la structure de la personnalité, il y a le vide de l'imperfection. Je pense que le meilleur moyen de comprendre ça, c'est que notre vraie nature ou Être est, d'un point de vue, le vide même. Par exemple, les Bouddhistes parlent de Shunyata, ou du vide. Le vide qui est la nature de toute chose est aussi l'abondance ; ce n'est pas un sentiment de manque, que quelque chose n'est pas là, mais quand la personnalité commence à se développer autour de ce vide, elle en interdit l'accès. Donc nous nous sentons coupés de la grandeur de notre nature et nous expérimentons la fermeture de ce vide à l'intérieur comme un sentiment d'imperfection, le sentiment que quelque chose manque, que fondamentalement il nous manque quelque chose. Pour chaque type, cette expérience intérieure du vide est différente, basée sur la façon dont chacun la filtre au travers de sa propre Idée Sacrée. Par la suite, toute la personnalité se structure pour compenser cette isolation, cet éloignement de l'Être.
AI : Pouvez-vous décrire ce processus en l'appliquant à un type particulier ?
SM : Avant de faire ça, je vais ajouter quelques mots sur la façon dont le processus fonctionne pour chacun d'entre nous. Initialement, il semble que nous soyons complètement immergés dans un océan d'Être, littéralement, en contact avec notre nature la plus profonde, mais sans en être conscient. Très progressivement, au cours des premières années de notre vie, nous commençons à perdre contact avec ce sentiment d'être relié à la totalité de cette Vraie Nature avec laquelle nous naissons, semble-t-il. Petit à petit, nous commençons à nous séparer de cet océan d'Être ou de ce sentiment de connexion intérieure, ce sentiment de ne faire qu'un avec tout. Nous commençons à nous voir comme une entité distincte, en grande partie par notre identification au corps et nous commençons à nous expérimenter comme coupés du Tout. Suivant les prédispositions de chacun, c'est-à-dire suivant leur affinité avec une Idée Sacrée particulière, cette perte de contact avec l'Être est interprétée d'une manière particulière.
Si l'on s'attache maintenant à un type en particulier, je pense que l'un des plus faciles à comprendre est le type 1. Avec le 1, le sentiment d'identification progressive avec le corps et de se prendre pour une entité séparée, isolée, distincte du Tout, est interprété comme la perte de la perfection. "J'ai perdu ce qu'il y a de plus parfait en moi. J'ai perdu un état inhérent de béatitude, de perfection, de justesse et je suis donc séparé de ce qui est bon en moi."
À partir de là, la personnalité commence à se développer de manière à retrouver ce sentiment de bien, ce sentiment de perfection. Ainsi, le 1 tente de se reconnecter avec l'Être en s'efforçant d'être bon, d'être juste, d'être parfait, ce qui oblige le 1 à devenir un perfectionniste. Au fond, ce qu'ils ont perdu, c'est la perception de leur "perfection" inhérente, de leur bonté inhérente. En réalité ça ne peut pas se perdre. C'est juste que le 1 développe des œillères. En nous identifiant à notre personnalité, nous ne voyons plus que nous sommes fondamentalement bons, et c'est vrai pour tous les types, pas seulement pour les 1.
AI : Comment est-ce que le 1 expérimente la bascule du vide et de ce sentiment d'imperfection vers ce sentiment d'espace.
SM : Tout d'abord, je voudrais dire que c'est un long processus. J'ai reçu beaucoup de lettres, d'appels et d'e-mails de gens qui, après avoir lu mon livre, voulaient une cure miracle ! Ce que je décris c'est un travail intérieur en profondeur qui prend des dizaines d'années, si vous avez de la chance. Je veux ajouter cet avertissement. Les processus que j'ai décrits en fin de chapitre pour chaque type peuvent prendre une vie de travail intérieur.
AI : Bien sûr, ce n'est pas quelque chose que vous faites en une méditation et vous avez pigé.
SM : Exactement. Pour un 1, il y a de nombreuses étapes avant de se mettre à nu, avant de dévoiler la structure de sa personnalité pour s'ouvrir à l'Être qui est contenu dans le cœur de l'Âme. Et pour chacun des types, un mouvement vers l'intérieur est nécessaire. Regarder en dedans et reconnaître que c'est le jugement qui contrôle tout à l'intérieur d'eux et qui mène leur vie aussi. Donc, l'une des premières étapes pour un 1, c'est de commencer par comprendre à quel point il est identifié à son critique intérieur ou à ce que Freud appelle le Surmoi et de voir que ce sentiment d'être critique, d'être un juge, un perfectionniste est une cause profonde de souffrance pour lui. Après, il peut voir que ce perfectionnisme est basé sur l'hypothèse qu'il est imparfait, que lui et les autres ne sont pas bien comme ils sont. Et qu'il considère que son travail consiste à essayer de rendre aux choses leur perfection. C'est pourquoi je pense que la carte de l'Ennéagramme est si merveilleuse, parce que je pense que si un 1 arrive vraiment à réaliser qu'au bout du compte ce qu'il essaye de faire, c'est de se connecter avec la perfection, la bonté à l'intérieur, cette prise de conscience peut lui permettre à commencer à se défaire de sa tendance à devenir automatiquement critique, à se juger, à juger les autres et ainsi de suite. Donc ça, c'est une première étape.
Ensuite petit à petit, quand il commencera à travailler à travers différentes couches de la personnalité, il finira par contacter la croyance, la conviction profonde qu'il n'est pas bon, qu'il y a quelque chose d'intrinsèquement mauvais ou imparfait en lui, ce qui est vraiment le cœur de l'illusion pour ce type de personnalité particulier. Quand il commence à vraiment appréhender ça, à le comprendre et à expérimenter sa propre conscience, sa propre âme, comme quelque chose qui est fondamentalement parfait, il pourra commencer à comprendre que ce sentiment d'imperfection est une construction mentale qui, en réalité, n'est pas juste en termes de ce qu'il est et de ce qu'il est fondamentalement. C'est le grand tournant pour un 1 de vraiment saisir sa bonté inhérente, de voir qu'il n'a pas besoin d'être arrangé, qu'il n'a pas besoin de changer, que ce qui est faux et inexact, c'est de croire qu'il est fondamentalement imparfait.
AI : Je pense que ça a aussi beaucoup à faire avec l'acceptation de soi et l'amour de soi.
SM : Je pense que c'est à ça que mène cette prise de conscience. Certainement pour les 1 comme pour nous tous, il s'agit de s'accepter soi-même dans ce cheminement. Il s'agit de s'accepter même avec des émotions plutôt horribles et de voir que de les accepter est un acte d'amour. Et je pense que les 1 doivent contacter l'agressivité qu'ils dirigent contre les autres et contre eux-mêmes et comprendre qu'en fin de compte, ce n'est pas bénéfique, c'est blessant.
AI : Au cours de la mise à nu, du dévoilement de la personnalité, le 1 rencontre les défenses spécifiques à son type. Est-ce que vous avez des exercices ou une pratique pour les désamorcer.
SM : Que voulez-vous dire ?
AI : Par exemple, quelqu'un se sent minable ou dépendant, ce qu'il ne veut pas, ou cherche à contrôler alors que ce n'est pas ce qu'il veut faire. Cette attitude ou cette manière d'être a pu devenir un mode de fonctionnement si bien ancré que la personne n'avait pas réalisé que c'était devenu sa manière d'être. Une fois qu'elle en a pris conscience, c'est douloureux et difficile de l'accepter, difficile de le dépasser et la personne est prête à faire quelque chose par rapport à ça, mais ne sait pas comment.
SM : Il y a beaucoup de choses dans ce que vous venez de dire. Il y a de nombreuses étapes dans ce processus, la première étant d'arrêter de se critiquer soi-même. Ça ne concerne pas seulement les 1, mais tout le monde. La raison c'est que nous ne pouvons pas nous dévoiler, si nous sommes l'esclave de notre Surmoi, si nous nous jugeons. J'essaye d'aider les gens à développer une attitude d'acceptation par rapport à ce qui se passe en eux, même si ça leur fait horreur, et plutôt que d'essayer de changer ça, d'utiliser leur énergie à comprendre le pourquoi de leur fonctionnement et de leurs émotions. C'est un des principes de base de l'Approche Diamant. Nous n'essayons pas de changer quoi que ce soit. Si vous comprenez vraiment ce qu'est la Perfection Sacrée, vous comprenez que vous n'avez pas besoin d'être guéri. Nous n'avons pas besoin de changer. C'est seulement notre perception qui a besoin de changer. Donc, dans le travail que j'enseigne, au fond ce que j'essaye d'aider les gens à faire, c'est de s'accepter tels qu'ils sont et d'essayer de comprendre comment ils fonctionnent. En soi, cela commence à débrouiller les schémas qui sont difficiles et transformateurs pour une personne.
AI : Et parce que l'on comprend et on débrouille les schémas, les comportements tombent d'eux-mêmes.
SM : C'est ça, mais pas en essayant, ça arrive tout seul. Notre travail consiste vraiment à comprendre et pas seulement à comprendre intellectuellement, mais à comprendre par l'expérience. Nous pouvons faire des millions de prises de conscience sur nous-mêmes et je pense que l'Ennéagramme est un outil fabuleux pour ça. Mais beaucoup de gens me disent : "Toutes ces prises de conscience ne m'ont rien apporté." C'est parce que ces prises de conscience ne se sont pas faites au niveau de l'âme. Elles n'ont pas été expérimentées en profondeur. C'est seulement quand profondément nous comprenons quelque chose sur nous-mêmes et que nous le ressentons en profondeur que cela a un effet transformateur sur nous. Si une croyance ou un schéma ne change pas, c'est parce que nous n'avons pas assez expérimenté la compréhension que nous en avons.
Pour revenir à votre question initiale, quand j'enseigne l'Ennéagramme et aussi quand j'enseigne l'Approche Diamant, que l'Ennéagramme fasse partie de ce que j'enseigne ou pas, nous faisons beaucoup d'exercices pratiques avec les gens pour leur permettre de contacter le territoire que la carte de ces systèmes désigne.
AI : Dyades, répétitions de questions, monologues ?
SM : Exactement.
AI : J'ai une question concernant la source de ces processus. Ça fait presque 30 ans que je connais ces techniques. Elles ont été utilisées dans beaucoup de systèmes différents, incluant EST, Lifespring, Insight et même la Scientologie, certainement aussi dans le travail sur le Cœur du Diamant et également dans de nombreux programmes de formation à l'Ennéagramme. Que pensez-vous de ces programmes qui utilisent ces techniques et qui les appliquent à leur propre enseignement et à leur propre formation ?
SM : Je pense que ces techniques sont très utiles pour aider les gens à contacter leur monde intérieur, pour les aider à "piger" en expérimentant, comme on disait avec EST. Nous avons commencé à utiliser ces techniques dans le groupe de Claudio. Je ne sais pas s'il a été le premier à les utiliser, mais c'est là que Hameed les a apprises.
AI : Je me demande comment l'utilisation de cette technique par EST et dans le travail de Claudio se situe dans le temps ?
SM : Claudio utilisait les monologues en 1970 quand j'ai rejoint son groupe, et la répétition de questions environ un an plus tard si je me souviens bien.
AI : Ça devait être au moment où EST commençait. Peut-être que tout a commencé à Esalen environ à la même époque.
SM : C'est possible.
AI : Dans certains cadres, la répétition de questions pouvait durer environ 5 à 7 minutes, mais je crois que dans l'Approche Diamant, c'est plus près de 20 minutes.
SM : Généralement 10 à 15 minutes pour la répétition d'une question.
AI : Le faire plus longtemps permet de révéler des couches plus profondes de la personnalité.
SM : Oui et dans certains cadres, on le fait jusqu'à ce que vous soyez allé jusqu'au bout d'une question particulière.
AI : Donc il n'y a pas de limites de temps.
SM : Non, il me semble que c'était ce que nous faisions quand nous utilisions la répétition de question dans le groupe SAT initial de Claudio. Nous avions le temps à ce moment-là !
Pour revenir à votre question, beaucoup de gens qui font le travail de Ridhwan, le travail sur l'Approche Diamant reprennent les techniques et l'information, et les appliquent à ce qu'ils font. C'est un processus naturel.
AI : Je voudrais revenir en arrière. Vous avez dit quelque chose un peu plus tôt à propos des "trous". Dans votre livre, vous avez dit que le "trou génital" est une spécialité du point 6. Pouvez-vous nous dire ce que vous entendez par là et pourquoi c'est leur spécialité ?
SM : Les organes génitaux sont la partie du corps associée avec le point 6. Je faisais allusion au sentiment de castration, l'impression de se sentir sapé, d'avoir les jambes fauchées, littéralement, ce qui fait beaucoup partie de l'expérience du 6. Le sentiment d'être impuissant ou ne pas avoir de pouvoir et donc de déléguer son pouvoir aux autres en leur remettant son pouvoir, en le projetant sur quiconque fait figure d'autorité. C'est le territoire des 6.
AI : C'est donc comme un centre de pouvoir.
SM : Traditionnellement, le ventre et les organes génitaux sont des parties du corps qui ont à voir avec notre sentiment de pouvoir, notre sentiment de puissance. Pour les 6, c'est là qu'ils se sentent largement menacés.
AI : Pouvez-vous nous expliquer quelles parties du corps sont associées à chaque type et pourquoi ?
SM : La partie du corps associée au point 9 est les oreilles ; le point 1, la bouche ; le point 2, les bras et les mains ; le point 3, le thymus ; le point 4, les poumons ; le point 5, les jambes et les pieds ; le point 6, les organes génitaux ; le point 7, les glandes adrénalines ; le point 8, les yeux. Je tiens ces correspondances de Claudio qui, je suppose, les tient de Ichazo, mais il ne nous a pas appris le pourquoi de ces corrélations.
AI : Comment ce matériel a-t-il été élaboré ?
SM : Dans mon livre, j'ai écrit sur les raisons pour lesquelles je pense que telle partie du corps est associée à tel type, leur relation avec le type. Ce sont les connexions que j'ai faites et mes propres conclusions.
AI : J'ai une autre question sur les types. Dans votre livre, vous dites que les 2 et les 4 sont les plus insaisissables ou les plus instables de tous les types.
SM : Les plus émotionnels, les plus émotifs, les plus théâtraux, "les plus mouillés" si l'on veut, mais ça ne veut pas dire les plus instables. Une personne de n'importe quel type peut être instable ; ça dépend de la force ou de la faiblesse de l'ego. Psychologiquement parlant, "insaisissable" veut dire avoir une tendance à décharger les affects plutôt que de les contenir.
AI : Est-ce que cela veut dire qu'ils pleurent plus que les autres ?! [Rires]
SM : C'est-à-dire que leur atmosphère intérieure n'est pas sèche comme celle des 5 ou des 7 ! Il se passe plein de choses, il y a plein de trucs émotionnels qui bouillonnent, il y a plein d'émotions tumultueuses. C'est ce que je voulais dire.
AI : À votre avis, comment c'est pour une personne qui a ce genre de terrain émotionnel d'être dans une relation avec quelqu'un, comme vous dites, qui a un terrain plus sec ?
SM : Je crois que c'est assez fréquent.
AI : Encore un exemple de la façon dont les opposés s'attirent ?
SM : Oui, je ne sais pas exactement pourquoi c'est comme ça, mais je pense que pour les types qui sont plus insaisissables, les types qui sont plus émotionnels, les gens qui n'ont pas l'air émotionnels peuvent leur sembler bien et peuvent sembler être plus proches de la solution. En d'autres termes, ceux qui sont très insaisissables, savent que c'est en partie la cause de leur souffrance et souvent voudraient désespérément être moins émotionnels.
AI : Vous ne croyez pas que cette façon d'être pourrait être menaçante pour un type plus sec ?
SM : C'est possible, certainement, mais je pense que pour les types plus secs, les types plus émotionnels semblent être plus vivants, avoir plus de vitalité, d'énergie en eux. D'une certaine manière, c'est le cas, même si ça peut être plutôt superficiel.
AI : Pensez-vous que la vitalité des types émotionnels est seulement superficielle ?
SM : Ce n'est pas exactement ce que je veux dire. Ce que je veux dire, c'est que cette vie émotive intense peut sembler vibrante et dynamique à ceux qui sont moins émotionnels, mais très souvent c'est pour remplacer une connexion intérieure vraiment profonde. Ceux qui sont les plus hystériques sont ceux qui sont le moins en contact avec ce qu'ils ressentent vraiment, malgré les apparences. Ils se contentent de décharger ce qu'ils expérimentent, plutôt que de le sentir en profondeur et c'est donc superficiel et au niveau de la surface de l'âme. D'un point de vue spirituel, toute cette intimité est simplement réactive.
AI : Qu'en est-il pour les types émotionnels ? Auraient-ils tendance à être frustrés par un manque d'émotions s'ils sont dans une relation avec un type plus sec ?
SM : Je pense que ça dépend vraiment des individus. Je pense que c'est un peu dangereux de généraliser ces choses-là, mais en fin de compte la question des disparités dans les émotions se posera certainement. Pour ce qui est du degré de frustration ça dépend vraiment de la personne.
AI : Je suppose que ça dépend jusqu'à quel point chaque personne accepte de grandir et d'être ouverte et de regarder les choses.
SM : Oui. Je pense que la capacité de chacun à être dans une relation est très personnelle et n'a pas grand-chose à voir avec son type et bien qu'il y ait des zones de difficultés et de compatibilité entre les différents types, on peut avoir tendance à trop généraliser. Beaucoup de gens utilisent l'Ennéagramme pour choisir un partenaire ou un employé, et je pense que c'est une entreprise bien hasardeuse. Ceci dit, il est clair que l'on peut faire certaines généralités. Par exemple, pour un 2, il y a quelque chose d'infiniment attirant chez un partenaire qui prend un peu de distance. Donc un 5 ou un 7 ferait parfaitement l'affaire.
AI : Pourquoi dites-vous ça ?
SM : Parce que les 2 aiment le défi et ils sont fondamentalement accros à un léger sentiment de rejet. Donc si quelqu'un est trop disponible, comme je l'ai dit dans mon livre, c'est un peu comme le syndrome Groucho Marx : "Je ne voudrais jamais faire partie d'un club qui m'accepte."
AI : On dirait que vous parlez de problèmes typiques de 4, ce qui me fait penser au travail sur l'âme-enfant que vous faites. Je suis 4 et je m'identifie complètement avec ce que vous venez juste de dire.
SM : Oui, c'est parce que le 4 est le cœur du 2.
AI : Parlons un petit peu de l'âme-enfant. Pour ceux qui n'ont pas lu votre livre, pouvez-vous nous en parler ?
SM : C'est un concept qu'Hameed a développé. Il a compris que chacun d'entre nous a une structure d'enfant à l'intérieur dont nous nous sentons plus proches que de notre persona adulte. Il appelle ça "l'âme-enfant", puisque c'est la partie de notre âme qui est restée comme un enfant, arrêtée dans son développement. Elle entraîne en quelque sorte les parties de nous qui sont adultes, nous poussant à sortir et à nous amuser, plutôt que de rester assis et de faire des choses qui sont ennuyeuses pour un enfant, comme les impôts par exemple. Il s'est rendu compte que notre âme-enfant apparaît pour la première fois dans notre conscience comme une version enfantine de notre point du cœur dans le flux intérieur de l'Ennéagramme et que notre type apparaît en contrepoint des qualités de ce point du cœur. Les qualités de notre âme-enfant sont des qualités qui n'ont pas été soutenues, épaulées, encouragées dans notre enfance et ainsi nous avons compensé avec un style plus acceptable, qui est notre type propre. Il s'est donc construit autour de notre âme-enfant. En général, les aspects les plus négatifs de la passion de notre point du cœur sont ceux que nous essayons le plus possible de réprimer de notre conscience et de celle des autres, mais ils paraissent plus viscéraux pour ainsi dire.
AI : Pourriez-vous nous décrire ceci en relation avec un type particulier ?
SM : OK, restons avec le 4 et le 1. Le point du cœur pour le 4 est le point 1 (en allant dans le sens inverse des flèches). Selon la théorie, à l'intérieur de chaque 4 se trouve un petit perfectionniste qui est très critique, qui s'érige en juge, qui est très en colère, et irrité par les défauts qu'il voit en lui et chez les autres. Mon idée des 4, c'est qu'ils sont affectés par cette âme-enfant dans le sens où ils sont intérieurement extrêmement critiques et jugent à tort et à travers et particulièrement eux-mêmes, ce qui sous cet angle peut être vu comme la source de leur souffrance. Alors que les 1 s'identifient à leur façon de juger et ont le sentiment d'être nobles, bons et justes en s'alignant sur leur perfectionnisme, les 4 en subissent les effets. Je pense qu'ils ont un surmoi très brutal, qu'ils dirigent principalement contre eux-mêmes. Ainsi, ils se sentent étrangers à eux-mêmes à cause de cette dynamique intérieure. Ils finissent par se sentir fondamentalement mauvais et fondamentalement imparfaits et en conséquence, ils s'abandonnent eux-mêmes. Toute la personnalité se développe autour de la croyance implicite qu'ils sont mauvais, de l'abandon de soi qui s'ensuit et amène à ce désir profond de se reconnecter avec quelque chose ou quelqu'un qui sera vraiment satisfaisant et aimant. Au cœur de cette dynamique est la croyance qu'ils ont été rejetés parce que quelque chose d'inhérent à leur nature est mauvais. Pour beaucoup de 4, ce sentiment est vécu comme une sorte de poison, comme s'il y avait vraiment quelque chose de vraiment horrible en eux. Le chemin pour un 4, en termes d'âme-enfant, consiste donc à commencer par contacter son petit critique intérieur qui constamment juge, critique, et trouve à redire aux choses, et par contacter cette agressivité à vouloir aligner chacun et chaque chose correctement, à avoir l'air bien, à bien faire les choses et ainsi de suite. Au-delà de ça, la source de ce comportement, le sentiment intérieur d'être mauvais doit être digéré et dépassé.
À suivre… le mois prochain
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