L'instinct spirituel
Paula Raines (Traduction par Jérôme Fleury)
Comment se fait-il que personne n'ait jamais remis en cause l'hypothèse selon laquelle il y aurait seulement trois instincts ? Certes l'enseignement de Gurdjieff n'en mentionne que trois, mais il peut avoir oublié une possibilité ou gardé une part de son savoir secrète. Il est aussi possible que la conscience évolue, comme l'ont écrit beaucoup d'autres éminents théoriciens avant et après lui (Jung, Sri Aurobindo, Teilhard de Chardin, Yantri). Il y a indubitablement des impératifs biologiques de conservation, de reproduction sexuelle et de préservation des espèces, et de communauté ou de vie sociale. Mais nous autres êtres humains pouvons avoir davantage en nous sur le plan instinctif que les autres créatures qui partagent avec nous ces trois impératifs biologiques.
Les êtres humains ont besoin de créer du sens. Leur conscience est, à notre connaissance, la seule qui évalue l'environnement au travers de systèmes de valeurs, qui a des capacités créatives et qui recherche un but à l'existence. Les êtres humains sont aussi uniques dans leur recherche d'une expérience et/ou d'une compréhension du Divin. L'existence de ces tendances propres à l'être humain n'est pas suffisante en soi pour postuler l'existence d'un quatrième instinct, d'autant plus que jusqu'à récemment, il n'y avait pas de preuve qu'il y ait un impératif biologique dédié à ce phénomène. Ces interrogations liées à la "preuve" de la fondation biologique d'un autre instinct ont été levées en 1997.
En étudiant les ondes cérébrales dans une forme particulière d'épilepsie, les chercheurs de l'Université de Californie à San Diego ont trouvé en 1997 une zone du lobe temporal du cerveau qu'ils nommèrent le "Point de Dieu" ou le "Module Divin". Les examens effectués par tomographie d'émission de positrons (PET-scan) sur des patients atteints de cette forme d'épilepsie montrent des activités religieuses et mystiques intenses pendant les crises. Entre les crises, la vie de ces épileptiques est remplie de préoccupations mystiques et spirituelles. Chose intéressante, la relation entre expérience mystique et épilepsie a été reconnue historiquement par les cultures primitives ou indigènes : souvent, leurs chamans étaient appelés à cette "profession" suite à des crises d'épilepsie, dont ils revenaient avec des connaissances ou des intuitions mystiques ou spirituelles.
Le "Module Divin" existe chez chaque être humain et pas seulement chez les épileptiques. Il est activé quand on pose à une personne des questions relatives aux valeurs, à la signification et au but de l'existence, ou quand on lui demande de discuter de sujets à connotation spirituelle. Personne ne sait quand, comment et pourquoi cette partie du cerveau est apparue. Comme le dit l'équipe qui a découvert le "Module Divin", "la raison du développement d'un tel mécanisme neuronal consacré à la religion n'est pas très claire". De manière intéressante, cette partie du cerveau, quand elle est activée, semble influencer le fonctionnement de l'ensemble du cerveau en facilitant la connexion entre les hémisphères, de sorte à aboutir à ce que les chercheurs pensent être un usage plus holistique des capacités mentales.
Ces recherches ont été inspirées par les épileptiques à tendance mystique qui, depuis cette découverte, ne sont qu'un exemple extrême de l'existence d'un impératif biologique inhérent à chacun d'entre nous au même titre que les trois autres instincts. Dans cet article, j'invite les lecteurs à débattre si la tradition peut être remise en cause et s'il est possible que la communauté de l'Ennéagramme adopte un quatrième instinct, l'instinct spirituel.
La description qui suit de l'instinct spirituel est issue de mon expérience personnelle de pratique clinique de Psychologue Transpersonnelle, ainsi que de recherches et de lectures dans les domaines de la Psychologie Transpersonnelle, de l'anthropologie et de l'étude comparée des religions. Cette description initiale est intentionnellement limitée et est proposée comme un point de départ pour des débats et des développements futurs.
L'instinctif spirituel
Les personnes privilégiant cet instinct rapportent fréquemment que même dans leur enfance, ils avaient le sentiment de l'existence de différentes formes de conscience et de différents niveaux de réalité ainsi qu'un désir ardent du divin. Cette aspiration peut se manifester de nombreuses manières tout au long de la vie de ces personnes. Pour certaines, c'est un appel au service religieux, pour d'autres, une quête spirituelle tout au long de la vie. Elles racontent des expériences comparables vécues durant leur enfance : une connexion profonde avec la Nature et le Monde Naturel et, souvent, un "compagnon imaginaire". Quand elles grandissent, ce "compagnon" disparaît généralement pour être remplacé par la quête et la réalisation d'expériences mystiques (définies comme la recherche de profonds insights, de profondes significations, d'euphorie ou d'extase, d'un sentiment irrésistible de bien-être et/ou d'une expérience de l'unité de toutes choses). Pratiquement toutes ces personnes ont des capacités considérées comme paranormales ou psychiques et vivent essentiellement dans deux mondes. Pratiquement toutes ont eu au moins une profonde expérience de réalité non-ordinaire. Cette expérience peut prendre de nombreuses formes, parmi lesquelles un sentiment profond de conscience unitaire, une prise de conscience du temps ou du Soi transcendant, le contact avec d'autres formes de vie, une expérience proche de la mort (NDE), le contact avec un être lumineux, etc. Beaucoup de ces personnes considèrent qu'elles se sentent plus conscientes et vivantes quand elles peuvent parler ou s'orienter vers le monde des rêves, des archétypes et des synchronicités que dans le monde de la "réalité ordinaire".
Les priorités de cet instinct incluent tout ce qu'il ressent comme pouvant faire avancer le chemin spirituel et peut inclure la méditation, l'étude comparée des religions, la métaphysique, la pratique du yoga ou de divers arts martiaux et la recherche de formations ou d'expériences chamaniques. Les personnes privilégiant cet instinct sont fréquemment attirées par les drogues ou par des méthodes alternatives d'altération de la conscience qu'elles expérimentent en tant que moyens d'approcher le Divin. Si cet instinct est regardé du point de vue de la hiérarchie des besoins de Maslow, ces gens ont naturellement - et instinctivement - le désir d'auto-réalisation et même au-delà. Maslow faisait référence à ces personnes qui allaient au-delà de l'auto-réalisation en les décrivant comme des "Transcendants" pour qui les expériences culminantes sont les aspects les plus importants et les plus précieux de leurs vies. Maslow disait que ces personnes "parlent aisément, normalement, naturellement et inconsciemment le langage de l'Être, le langage des poètes, des mystiques, des prophètes, des hommes profondément religieux, des hommes qui vivent au niveau des idées platoniciennes… sous l'aspect de l'éternité". Cet instinct est manifeste lorsque les priorités fondamentales consistent à placer le chemin ou la quête spirituelle au-dessus du confort physique, de la sécurité, des relations ou de l'interaction sociale.
Quand ceci fonctionne bien, une personne privilégiant cet instinct peut sembler être l'archétype d'une personne bien intégrée dont la vie est remplie de buts, de significations et guidée par des valeurs claires et par l'intégrité. Ces personnes sont fréquemment considérées par les autres comme ayant une compassion extraordinaire, comme incarnant des idéaux plus élevés et pouvant même inspirer un profond respect. Dans leurs relations, elles recherchent un partenariat spirituel qui implique à la fois de la profondeur et de l'intimité combinées avec une recherche partagée de sens. Maslow disait des personnes qu'il appelait les "Transcendants" : "Ils semblent d'une certaine manière se reconnaître mutuellement et en venir instantanément à une intimité et une compréhension mutuelles, même dès leur première rencontre. Ils peuvent ainsi communiquer non seulement de toutes les manières verbales mais aussi par les manières non verbales."
Quand les personnes privilégiant cet instinct se désintègrent, l'instinct peut se détériorer de telle sorte qu'elles deviennent de moins en moins attachées à la réalité consensuelle et plus enclines à des croyances bizarres et distordues ; elles ont des difficultés de plus en plus grandes avec les besoins de la vie quotidienne ou elles les ignorent. Quand il est dysfonctionnel, cet instinct peut se raccrocher à des croyances religieuses très personnelles ou peut adopter radicalement la doctrine fondamentale d'une orientation religieuse et devenir intolérant ou destructif envers ceux qui ne partagent ou ne pratiquent pas ces croyances. L'instinct spirituel dysfonctionnel peut devenir tellement faussé dans son mode de pensée qu'il rend incapable de s'adapter à la société de tous les jours ; il peut aussi devenir dangereux pour les autres en croyant à l'existence de manifestations d'un Esprit Diabolique dans le monde et en l'identifiant à un "ennemi" qui peut être quiconque pensant différemment de ce qu'il considère comme approprié.
Dans leur atelier de discussion sur les trois sous-types "reconnus", Riso et Hudson décrivent comment chaque instinct se relie à l'énergie. Ils décrivent l'instinct de conservation comme retenant l'énergie à l'intérieur. L'instinct social dirige l'énergie vers l'extérieur, le groupe ou l'autre. L'énergie de l'instinct sexuel est centrée sur la charge générée par l'interaction entre les personnes. L'énergie de l'instinct spirituel est concentrée sur des réalités alternatives et sur l'expérience du Transcendant ou du Divin.
Voici quelques exemples de personnes qui semblent incarner la description des aspects positifs de ce sous-type, avec leur second sous-type : Rumi (sous-type spirituel, second sous-type sexuel), Kabir (sous-type spirituel, second sous-type sexuel), Rilke (sous-type spirituel, second sous-type sexuel), Bouddha (sous-type spirituel, second sous-type conservation… raison pour laquelle il prêcha le non-attachement au monde matériel pour soulager la souffrance), Mahomet (sous-type spirituel, second sous-type non déterminé), Gandhi (sous-type spirituel, second sous-type social), Mère Térésa (sous-type spirituel, second sous-type social).
Il y a bien plus de choses que je souhaiterais dire pour mieux définir l'Instinctif Spirituel, mais à la place je voudrais renvoyer le lecteur à une description plus complète dans le dernier livre de Maslow, The Farther Reaches of Human Nature. Finalement, je souhaiterais aussi remercier et exprimer ma reconnaissance à Terry Del Percio, un ami et collègue d'Action for Results (une société de formation et de conseil dont la devise est "Stratégie et Esprit sur le lieu de Travail) pour l'enquête initiale à l'origine de cet article. Merci aussi à mon amie Carol Whipple pour sa suggestion que j'enquête sur l'étude en cours sur le cerveau de nonnes pour voir s'il y a un lien avec les recherches sur le "Module Divin"… Un futur projet.
Je conclus par un poème de Rumi qui décrit fortement l'expérience qui conduit et motive le côté sain de cet instinct :
Je ne suis pas Chrétien, je ne suis Juif, je ne suis pas Zoroastrien,
Je ne suis pas même Musulman.
Je n'appartiens pas à la terre, ni à aucune mer connue ou inconnue.
La Nature ne peut pas me posséder, ni me réclamer, pas plus que ne le peut le paradis,
Ni l'Inde, la Chine ou la Bulgarie,
Je ne suis né en aucun lieu,
Mon signe est de n'avoir ni de donner aucun signe.
Tu dis que tu vois ma bouche, mes oreilles, mon nez — ce ne sont pas les miens.
Je suis la vie de la vie.
Je suis ce chat, je suis cette pierre, je ne suis personne.
J'ai jeté au loin la dualité comme un vieux torchon.
Je vois et je connais tous les temps et tous les mondes
Comme ne faisant qu'un, ne faisant qu'un depuis toujours.
Alors qu'ai-je à faire pour te faire admettre qui parle ?
Admets-le et change tout !
Ceci est ta propre voix faisant écho sur les murs de Dieu.
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Paula Raines est à la fois licenciée en Droit et docteur en Psychologie Transpersonnelle. Elle conserve une petite pratique transpersonnelle et dirige des groupes de rêves en plus de son "travail quotidien" de consultante et formatrice. Elle enseigne l'Ennéagramme depuis 1987 et est la fondatrice du Centre de Formation à l'Ennéagramme à Lexington, Kentucky. Paula peut être jointe par courrier électronique à : plaraines@aol.com.
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