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Tous les matins du monde
Analyse

Marin Marais (Gérard & Guillaume Depardieu) : 3

Dès qu’il se présente à Sainte Colombe pour être accepté en tant qu’élève, Marin Marais manifeste la vanité qui est la fixation de son type : il annonce avoir été envoyé auprès de lui parce qu’il est un joueur de viole hors pair, auquel ses professeurs précédents n’ont plus grand-chose à apprendre. Puis, il affirme aussitôt son ambition, "Je veux devenir un violiste célèbre", déclenchant la colère de Sainte Colombe qui, dès cet instant et jusqu’à la fin du film, va essayer de briser son orgueil : "Vous faites de la musique, Monsieur, vous n’êtes pas musicien."

Immédiatement, Monsieur de Sainte Colombe met le doigt sur le point faible de Marin, le souci d’être apprécié pour ses créations : "Monsieur, vous n’avez pas mal joué. Vous connaissez la position du corps. Votre jeu ne manque pas de sentiments. Votre archet bondit, votre main gauche saute comme un écureuil, elle file comme une anguille sur les cordes, vos ornements sont ingénieux et parfois charmants, mais je n’ai pas entendu de musique. Vous pourrez aider les gens qui dansent, vous pourrez accompagner les acteurs qui chantent sur scène. Ce que vous écrirez plaira, n’épouvantera jamais. Vous gagnerez votre vie et votre vie sera entourée de musique, mais vous ne serez pas musicien."

Aussi quand Marin joue devant le roi, Sainte Colombe brise et piétine sa viole, puis en lui donnant une bourse pour le rembourser, il répète la leçon : "Monsieur, qu’est-ce qu’un instrument ? Un instrument n’est pas la musique. Vous avez là de quoi vous acheter un cheval de cirque pour pirouetter devant le roi. […] Vous êtes un très grand bateleur. Les assiettes volent au-dessus de votre tête et jamais vous ne perdez l’équilibre, mais vous êtes un petit musicien. Vous devriez jouer à Versailles, c’est-à-dire sur le Pont Neuf et on vous jetterait des pièces pour boire."

Même à la fin, quand Sainte Colombe sur le point de mourir lui confie ses œuvres, Marin Marais essayant de définir la justification de la musique ne peut s’empêcher de suggérer : "Pour l’or ? Pour la gloire ?"

Cette gloire, il l’a atteinte au-delà de toutes ses espérances. La leçon de musique du début du film montre la déférence des élèves et des courtisans : "Le maître a fait un signe.", "Le maître va jouer." Il en est à parler de lui-même à la troisième personne : "Marin Marais fait sa leçon. Qu’ils s’assoient."

En bon 3 préférant et réprimant le centre émotionnel, Marin Marais alterne des moments de grande sensibilité ("Votre père est un homme méchant") et d’autres d’aussi grande dureté ("Si je vous abandonne, c’est que j’ai vu d’autres visages. La vie est belle à mesure qu’elle est féroce.").

Ce n’est qu’à la mort de Sainte Colombe et à la toute fin de sa propre vie que Marin réalise le mensonge, passion du 3, sur lequel est fondée sa vie : "Je suis un imposteur [Rumeurs.] et je ne vaux rien. J’ai ambitionné le néant, j’ai récolté le néant. Du sucre, des louis… et la honte. Lui, il était la musique. Il a tout regardé du monde avec la grande flamme du flambeau qu’on allume en mourant. Je ne suis pas venu à bout de son désir. J’avais un maître. Les ombres l’ont pris. Il s’appelait Monsieur de Sainte Colombe." Cette scène pathétique ouvre le film et permet de considérer avec compassion le parcours de Marin Marais.

Identification avancée : Marin Marais est un 3 α à aile 4 de sous-type social ("Prestige").

Sainte Colombe (Jean Pierre Marielle) : 8

L’identification du type de Monsieur de Sainte Colombe est compliquée par deux éléments. La fin de sa vie que nous montre le film est dominée par le chagrin causé par les morts de sa femme et de sa fille aînée, avec les conséquences inévitables en termes de désintégration de la personnalité. De plus, Sainte Colombe est janséniste, ce qui implique une austérité et une rigueur qui peuvent évoquer le type 1. La passion du 8 se manifeste par un excès de rigueur et de simplicité, assez caractéristique de certains 8 mystiques, le jeu de Jean-Pierre Marielle insistant d’ailleurs sur cet aspect du personnage.

Cet excès de simplicité se manifeste notamment par le peu d’importance que Sainte Colombe feint d’attacher à ses œuvres : "Il disait qu’il s’agissait d’improvisations notées dans l’instant et auxquelles l’instant seul servait d’excuse." Il va même jusqu’à nier être un compositeur :

  Marin Marais : Il y a longtemps que je veux vous poser une question. Pourquoi ne publiez-vous pas les œuvres que vous jouez ?
  Saint Colombe : Oh ! Oh mes enfants, je ne compose pas. Je n’ai jamais rien écrit.

Avant la mort de son épouse, Sainte Colombe exerçait son métier de musicien de manière habituelle : "Mon maître enseignait la viole qui connaissait alors un engouement à Londres et à Paris. C’était un maître réputé." Le décès de sa femme provoque une désintégration en 5. Celle-ci se manifeste par le mécanisme de défense d’isolation et par la pratique quasi-exclusive d’une activité : "Peu à peu il condamna sa porte. Il vendit son cheval. Il s’enferma dans la musique." La musique est le domaine dans lequel il manifeste le plus l’excès : "Enfermé dans sa cabane, il s’exerça jusqu’à quinze heures par jour."

Là, Sainte Colombe ne s’intéresse guère à la composition proprement dite : "Il arrivait que des airs ou des plaintes naissent sous ces doigts. Quand sa tête en était obsédée, il ouvrait son cahier de musique rouge et il les notait à la hâte pour ne plus s’en préoccuper." Il se consacre plutôt à l’entraînement technique et l’amélioration de l’instrument, une approche très instinctive de la musique : "C’est lui qui inventa une façon différente de tenir la viole entre ses genoux. C’est lui qui ajouta une septième corde à l’instrument pour le doter d’une dimension plus grave et afin de lui procurer un tour plus mélancolique. C’est lui qui perfectionna la technique de l’archet en allégeant le poids de la main, en ne faisant porter la pression que sur les crins à l’aide de l’index et du médius, ce qu’il faisait avec une virtuosité étonnante."

Sainte Colombe exprime en permanence la colère, problématique du centre instinctif. Marin dit de lui : "Austérité. Il n’était qu’austérité et colère."

Cette colère s’exerce parfois contre ses filles : "Il était sévère, mais il ne savait pas porter la main sur elles. Il les enfermait au cellier où il les oubliait." Mais si l’amour qu’il a d’elles le retient de la violence, ce n’est pas le cas avec tout le monde. Il chasse fermement l’envoyé du roi :

  Caignet : Parce que vous êtes un maître dans l’art de la viole, j’ai reçu l’ordre de vous inviter à vous produire à la cour. Sa Majesté a marqué le désir de vous entendre. Dans le cas où Elle serait satisfaite, Elle vous accueillerait parmi les musiciens de la Chambre. Dans cette circonstance, j’aurais l’honneur de me trouver à vos côtés.
  Saint Colombe : Monsieur, j’ai confié ma vie à des planches de bois grises perdues dans un verger, au son des sept cordes d’une viole, à mes deux filles. Mes amis sont des souvenirs. Ma Cour, ce sont les saules, l’eau qui coure, les goujons, les fleurs de sureau. Vous direz à Sa Majesté que son palais n’a rien à faire d’un sauvage.
  Caignet : Monsieur ! Vous n’entendez pas ma requête. J’appartiens à la Chambre du Roi. Le souhait que marque Sa Majesté est un ordre.
  Saint Colombe : [Il prend Caignet par le col et le jette littéralement dehors.] Je suis si sauvage, Monsieur, que je pense que je n’appartiens qu’à moi-même. Vous direz à Sa Majesté qu’elle s’est montrée trop généreuse quand elle a posé son regard sur moi.
  Caignet : Je reviendrai. Sa Majesté, la Cour, les musiciens de Sa Majesté, nous reviendrons.

Pour son malheur, Caignet revient à la charge, accompagné de l’abbé Mathieu. Sainte Colombe manque leur casser une chaise sur le dos et hurle : "Quittez-moi ! Quittez-moi ! […] Votre palais est plus petit qu’une cabane, et votre public est moins qu’une personne."

Mais Sainte Colombe qui refuse les ordres ne se prive pas d’en donner : "Pourtant, à peu de temps de là, mon maître exigea de Toinette qu’elle allât me trouver à Versailles. Il ordonnait que je me rende sans délai au chevet de sa fille qui mourrait."

Sa colère se mue parfois en cruauté. Sainte Colombe écrase soigneusement la coccinelle que Toinette a amenée sur la table où il joue aux cartes avec Madeleine. À celle-ci qui est train de mourir, il refuse sa dernière demande :

  Madeleine : Père ? Père, voudriez-vous me faire plaisir ? J’aimerais que vous jouiez La rêveuse que Marin avait composée pour moi.
  Saint Colombe : [Il secoue la tête et s’en va sans un mot.]

C’est envers Marin Marais que cette cruauté est le plus visible, mais elle est ambiguë. Dès leur premier contact, Sainte Colombe a perçu l’immense talent de Marin. C’est pour cela qu’il a accepté de le prendre pour élève, le premier depuis longtemps. Mais en tant que 8, il croit qu’il doit être formé avec rigueur et il s’emploie à casser, le mot n’est pas trop fort, ce qu’il estime être sa plus grande faiblesse : la vanité et le souci de paraître de l’ennéatype 3. Chaque rencontre est l’occasion de l’humilier :

  • "Vous faites de la musique, Monsieur, vous n’êtes pas musicien."
  • "Je n’ai pas entendu de musique. Vous pourrez aider les gens qui dansent, vous pourrez accompagner les acteurs qui chantent sur scène. Ce que vous écrirez plaira, n’épouvantera jamais. Vous gagnerez votre vie et votre vie sera entourée de musique, mais vous ne serez pas musicien."
  • "Je vous garde pour votre douleur, non pour votre art."
  • "Vous êtes un très grand bateleur. Les assiettes volent au-dessus de votre tête et jamais vous ne perdez l’équilibre, mais vous êtes un petit musicien. Vous devriez jouer à Versailles, c’est-à-dire sur le Pont Neuf et on vous jetterait des pièces pour boire."
  • "Vous avez là de quoi vous acheter un cheval de cirque pour pirouetter devant le roi."

Il semble que c’est à cela que se limite son enseignement :

  Marin Marais : Peut-être la véritable musique est-elle liée au silence ?
  Saint Colombe : Non ! La nuit est avancée, j’ai froid aux pieds, je vous donne mon salut.

Cette dureté est maintenue jusqu’à leur dernière rencontre :

  Marin Marais : Monsieur, puis-je vous demander une dernière leçon ?
  Saint Colombe : Monsieur, puis-je tenter une première leçon ?

Une seule fois, la vérité lui échappera lorsqu’il discute avec Marin et Madeleine après les avoir trouvés cachés sous sa cabane : "Oh ! Mes enfants."

Même quand il voudrait communiquer ses émotions, Sainte Colombe en est bien incapable. Une nuit où Toinette, encore enfant, fait un cauchemar et se réveille en criant, il se précipite dans la chambre et lui tapote rudement la cuisse en chantonnant :

  Toinette : Où est maman ?
  Saint Colombe : Il faut que vous soyez bonnes. Il faut que vous soyez travailleuses. J’ai le regret de votre mère. C’était un morceau de joie. Je n’entends rien à parler. Votre mère, elle savait parler et savait rire. Moi, je n’ai pas de plaisir dans le langage, ni dans la compagnie des gens, ni dans la compagnie des livres, mais je vous aime toutes les deux. Et voilà qui suffit.

Quand il lui a fait fabriquer une petite viole sur mesure et qu’il la lui offre pour Pâques, Toinette se précipite vers lui et l’enserre dans ses bras. Saint Colombe pose la main sur sa tête et reste immobile, comme paralysé.

La même incapacité se manifeste avec Madeleine mourante : "Monsieur de Sainte Colombe venait près du lit de sa fille. Il cherchait, il ne trouvait rien à lui dire."

C’est sans doute cette rétention émotionnelle, alliée à sa rigueur janséniste, qui fait que ses proches ne perçoivent pas l’intensité de sa vie :

  Saint Colombe : Il y a quelque chose de plus. C’est la vie passionnée que je mène.
  Marin Marais : Vous vivez une vie passionnée ?
  Madeleine : Père, vous menez une vie passionnée ?
    [Sainte Colombe ne répond pas. Marin et Madeleine se regardent, stupéfaits.]

Identification avancée : Sainte Colombe est un 8 α à aile 9.

Autres

D’autres personnages peuvent être étudiés à l’aide de l’Ennéagramme :

Toinette (jouée par Carole Richert), la fille cadette de Sainte Colombe, est une 7 α. Elle est gaie et espiègle. Elle ne supporte pas la frustration : elle bat la servante qui vient la chercher au cellier où son père l’a enfermé ; elle réclame avec force de jouer, elle aussi de la viole, etc. Une scène la montre au jardin en train de gober un œuf pendant que Madeleine bêche. Enthousiaste, Toinette applaudit à tout rompre à la première prestation de Marin Marais, "Oh ! C’est bien père. C’est très bien.", là où sa sœur se contente d’un "Qu’en dites-vous ?" Elle est très peu émotionnelle ; c’est avec une grande froideur qu’elle annonce à Martin Marais : "Vous allez éprouver de la difficulté à reconnaître Madeleine. Elle tombe en marchant. Mon père la nourrit à la cuillère."

Madeleine (joué par Anne Brochet), la fille aînée, est bien différente. Toute son enfance est montrée comme celle d’une enfant sage, travailleuse et obéissante. Elle est extrêmement sensible aux colères de paternelles : "Madeleine à chaque colère de son père était comme un vaisseau qui chavire et qui coule inopinément." Tout cela fait irrésistiblement penser aux types 16 et 9. Il n’est pas évident de trancher entre ces différentes hypothèses.

Nous avons néanmoins une préférence pour l’hypothèse 6 α. Adulte, elle trahit son père en aidant Marin à terminer son apprentissage de la viole et surtout à l’espionner quand il compose dans sa cabane : "Madeleine de Sainte Colombe me donna tout de sa pratique. Surtout, elle m’offrit de me glisser sous la cabane pour entendre à quels ornements mon maître en était venu et à quels accords allaient ses préférences désormais.", "Madeleine me confiait tout. Sous le sceau du secret, elle m’avoua que son père avait composé les airs les plus beaux qui fussent au monde. Il ne les faisait entendre à personne." Cette attitude n’est que peu compatible avec les soucis d’idéaux moraux du 1, ni avec l’évitement des conflits du 9. Elle est plus compréhensible chez un 6 quand on remarque qu’elle se produit juste après que Sainte Colombe ait cassé la viole de Marin avant de le chasser de chez lui. Chez un 6, même phobique, un tel excès de pouvoir peut déclencher une réaction forte d’opposition et un changement de loyauté. Cela semble bien être le cas ici.

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