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Bleu
Analyse

Bleu : JulieJulie (Juliette Binoche) : 7

Bleu est un film particulièrement difficile à analyser : il se passe peu de choses ; les dialogues sont peu nombreux et n’évoquent guère les motivations des personnages. Le type de Julie ne devient évident qu’après une sorte de jeu de déduction compliqué par le fait que l’intensité du stress vécu par Julie rend probable le mélange de traits du type de base et du type de désintégration. Comme souvent dans ces cas-là, il est utile de passer par la hiérarchie des centres.

Julie réprime le centre instinctif. On l’entend souvent dire qu’elle ne fait rien et qu’elle ne veut rien faire. Par exemple, elle affirme à sa mère : "Maintenant, j’ai compris. Je ne ferai plus qu’une chose : Rien !" Plus tôt dans le film, elle a dit la même chose dans l’agence qui lui cherche un appartement :

  Agent immobilier : Quelle est votre occupation ?
  Julie : Aucune.
  Agent immobilier : Je veux dire : qu’est-ce que vous faites dans la vie ?
  Julie : Rien.
  Agent immobilier : Absolument rien ?
  Julie : Absolument rien.

Le film ne nous montre effectivement Julie qu’inactive, à l’exception des scènes où elle nage dans la piscine (dans le sens de la largeur quand même !) et où elle court après la voiture d'Olivier (deux foulées, arrêt, trois foulées et appui sur la voiture pour reprendre son souffle).

Une scène montre une altercation dans la rue au pied de son immeuble : un homme, couché sur le sol, se fait violemment frapper à coups de pied. Julie reste dans son appartement, tremblante et paralysée. Quelques instants plus tard, les cris semblent venir du couloir de son immeuble et de nouveau, elle ne réagit pas. Le silence revenu, Julie sort dans le couloir, et un courant d’air fait claquer sa porte, la laissant sur le palier dans l’incapacité de rentrer chez elle. Elle s’assoit tranquillement sur les marches et attend, ne demandant même pas de l’aide aux voisins qui rentrent et sortent à l’étage en dessous.

Cette répression de l’instinctif n’est pas un effet de la désintégration due au deuil. Le début du film nous montre Julie, son mari et sa fille en voiture. Ils s’arrêtent parce qu’Anna, la fille, a envie d’aller faire pipi. La fillette court en dehors de la voiture, le mari sort pour s’étirer, et Julie reste tranquillement à l’intérieur. On entend simplement Julie lui dire "Viens Anna. Allez, monte" à son retour. Anna n’a quand même que 5 ans.

Venons-en au centre émotionnel. Les émotions de Julie sont extrêmement fortes : dans de nombreuses scènes, son visage tremble, ses yeux sont humides de larmes. Mais Julie fait tout pour ne pas laisser sortir ses émotions, qu’elle soit seule ou avec d’autres personnes. En termes d’ennéagramme, cette présence des émotions conjuguée avec une incapacité à savoir qu’en faire est caractéristique d’un centre émotionnel situé en second dans la hiérarchie des centres.

Il ne nous reste donc comme types possibles que ceux du centre mental ou un 9 α. La facilité avec laquelle Julie dit non aux autres permet d’exclure immédiatement l’hypothèse 9. Dans le centre mental, le type 6 α est aussi exclu, aucune caractéristique du type n’apparaissant, ni la compulsion d’évitement de la déviance, ni le mécanisme de défense de projection, ni la fixation de doute et de suspicion, ni la passion de peur (sauf dans la scène de l’agression dans la rue évoquée plus haut, mais qui n’aurait pas peur dans cette situation ?), ni la bascule du mental, malgré la désintégration due au deuil.

Les derniers types envisageables sont donc le 5 α et le 7 μ. Cela tombe bien ! Julie manifeste assez nettement des caractéristiques des deux types, confirmant que l’on peut soit avoir un 7 μ se désintégrant en 5, soit un 5 α se désintégrant en 7.

Plusieurs indices permettent d’exclure l’ennéatype 5. Certes Julie s’isole des autres, mais ce n’est pas de tous les autres, seulement de ceux qui peuvent lui rappeler sa souffrance. Sinon, le film nous la montre, bien au contraire, plutôt chaleureuse :

  • Quand elle quitte l’hôpital et retourne chez elle, elle a des mots gentils pour Bernard le jardinier ; quand elle entend Marie pleurer dans la cuisine, elle se précipite, la prend dans ses bras et lui caresse tendrement les cheveux.
  • Dans la rue, elle voit un homme couché sur le trottoir et prend le temps de s’arrêter et de s’enquérir de lui : "Vous êtes malade ? Ça va ?"
  • Elle accueille avec un grand sourire Lucille qui vient la remercier de n’avoir pas signé la pétition demandant son expulsion. Plus tard, elle traverse Paris pour venir à son aide dans le théâtre érotique dans lequel elle travaille.
  • Julie touche spontanément, facilement et sensuellement les gens : Lucille, la jeune femme qui a photocopié la partition de Patrice et dont elle caresse la main, Sandrine la maîtresse de son mari.

Julie observe les autres, mais elle communique facilement à propos de ce qu’elle voit : "Vous vous êtes coupé en vous rasant ?" demande-t-elle à l’agent immobilier, "Tu mets pas de culotte ?" s’étonne-t-elle avec Lucille. Ces questions ne sont que de la conversation et ne sont jamais approfondies à la recherche d’informations.

Julie ne manifeste pas la compulsion du 5 : elle dit qu’elle ne fait rien et c’est vrai, là où un 5 essaierait de calmer ou d’oublier ses émotions dans une activité mentale.

Julie montre encore moins la passion du 5, l’avarice. Certes elle ne parle pas d’elle-même et de sa souffrance, mais un 7 ferait la même chose, ayant la croyance qu’on ne peut pas être triste et être aimé. À l’inverse, Julie est extrêmement généreuse. Elle décide de vendre la maison et de donner l’argent à une œuvre en ayant bien pris soin d’assurer l’avenir de sa mère et "les vieux jours de Marie et du jardinier", au point que le notaire s’inquiète pour elle : "Mais alors, qu’est-ce qu’il vous reste ?" Plus tard, elle donne cette même maison à Sandrine et à l’enfant qu’elle va avoir de son mari. Cette attitude n’est pas nouvelle et donc pas une manifestation de la désintégration dans un autre type :

  Sandrine : Je le savais.
  Julie : Quoi ?
  Sandrine : Patrice m’a beaucoup parlé de vous.
  Julie : Ah oui ? Par exemple ?
  Sandrine : Que vous êtes bonne et généreuse. C’est ce que vous voulez être. Et qu’on peut toujours compter sur vous. Même moi, je peux.

On notera cette volonté d’être bonne et généreuse ("ce que vous voulez être") qui est assez caractéristique elle aussi d’un centre émotionnel en seconde position dans la hiérarchie.

Il ne nous reste donc plus qu’une possibilité : Julie est un 7 μ. Peut-on le justifier par des arguments plus directs ? Bien sûr.

Julie essaye profondément de fuir la souffrance. Tout de suite après l’accident, alors qu’elle est encore à l’hôpital, elle essaye d’échapper à son chagrin par une tentative de suicide qu’elle ne réussit pas à mener à son terme ; elle recrache les cachets qu’elle a volés et juste mis dans sa bouche : "Je ne peux pas. Je ne suis pas capable." Alors, puisqu’il lui faut vivre, elle va essayer d’effacer toute trace de son passé : faire "tout enlever dans la chambre bleue", vendre la maison, détruire la dernière partition de Patrice, fuir toutes les personnes qui peuplaient son ancienne vie, s’isoler dans un appartement à Paris (Surtout, "pas d’enfants dans l’immeuble" pour ne pas penser à Anna), reprendre son nom de jeune fille… Elle affirme plusieurs fois qu’elle ne veut pas avoir de détails sur ce qui s’est passé, comme avec Sandrine ou avec le jeune homme témoin de l’accident qui lui ramène la chaîne qu’elle portait alors en collier :

  Antoine : Si vous voulez me demander quelque chose. J’étais à la voiture juste après.
  Julie : Non ! [Long silence. Antoine est interloqué.] Excusez-moi.

Au moment d’aller voir pour la deuxième fois sa mère atteinte de la maladie d’Alzheimer, Julie, arrivée à la porte de sa chambre, fait demi-tour et s’enfuit.

Ce refus de la souffrance est symbolisé par les scènes dans l’eau bleue de la piscine, où on ne peut que voir un désir de régression. Il y a aussi cette séquence symbolique où une vieille femme va péniblement jeter une bouteille vide dans un container ; Julie ferme les yeux : elle refuse de voir la souffrance du monde, comme elle essaye de fuir la sienne.

Solution très 7 aussi et manifestation du contrepoids égotique face au stress, Julie essaye d’oublier en faisant l’amour avec Olivier :

  Julie : C’est Julie. Est-ce que vous m’aimez ?
  Olivier : Oui.
  Julie : Ça fait longtemps ?
  Olivier : Depuis que je travaille avec Patrice.
  Julie : Vous pensez à moi ? Je vous manque ?
  Olivier : Oui.
  Julie : Venez si vous voulez.
  Olivier : Maintenant ?
  Julie : Oui. Maintenant. Tout de suite.
  Olivier : Vous êtes sûre ?
  Julie : Oui.

On peut remarquer comme elle essaye de garder le contrôle de la relation pour se protéger : "Enlevez-le. [Le manteau trempé par la pluie.] Le reste aussi."

La fuite de la souffrance apparaît aussi pour des choses plus simples. Julie découvre un nid de souris dans son appartement et son premier réflexe est de se précipiter chez l’agent immobilier pour déménager ! On notera en passant qu’elle doit aller interroger sa mère pour savoir si elle avait peur des souris étant petite, amnésie assez caractéristique du 7.

Julie profite d’ailleurs de l’occasion pour montrer la fixation du 7 en construisant un plan tordu pour se débarrasser des souris : aller emprunter le chat du voisin et lui laisser faire la sale besogne. De manière moins caricaturale, la planification s’était manifestée dès le début quand elle avait brisé une des vitres de l’hôpital pour éloigner l’infirmière de garde de nuit et pouvoir dérober les médicaments.

Pour se protéger, Julie montre aussi le mécanisme de défense du 7, la rationalisation comme lorsqu’elle quitte Olivier après la première nuit qu’ils passent ensemble : "C’est très bien ce que vous avez fait pour moi. Mais vous voyez, je suis une femme comme les autres. Je transpire, je tousse, j’ai des caries. Je vais pas vous manquer. Vous vous en êtes sûrement rendu compte. N’oubliez pas de claquer la porte en sortant." (On trouve une utilisation identique de la rationalisation par Salomon dans Faut que ça danse !)

La passion de gloutonnerie du 7 est moins visible, même si on peut être surpris de voir Julie boire un verre de vin quand elle reçoit le notaire pour vendre la maison, en train de dévorer nerveusement la sucette bleue (un moyen aussi de faire disparaître le souvenir qu’elle représente) ou prendre une coupe de glace au café "comme d’habitude".

La gloutonnerie apparaît aussi par le fait que quand Julie veut quelque chose, c’est immédiatement. Par exemple :

  • "Oui. Maintenant. Tout de suite.", dit-elle à Olivier quand elle décide de faire l’amour avec lui.
  • "Je voudrais le voir tout de suite", affirme-t-elle à propos de l’appartement qu’elle veut louer.

D’ailleurs, Julie est quelqu’un qui décide vite : le suicide, la vente de la maison, le choix du nouvel appartement, le fait de vouloir rencontrer la maîtresse de Patrice, etc., tout cela est décidé en un instant et mis en œuvre plutôt rapidement.

Julie exprime aussi l’ironie glacée du centre mental :

  Journaliste : Vous avez changé. Avant, vous n’étiez pas si désagréable.
  Julie : Vous n’êtes pas au courant ? J’ai eu un accident de voiture. J’ai perdu ma fille et mon mari.

Centre mental toujours, elle imagine différentes hypothèses : "Si je l’avais pris, j’aurais su à ce moment-là. Si j’avais brûlé les papiers sans le regarder, j’aurais jamais su."

Julie montre de surprenants instants de gaieté. Quand Antoine la voit et lui demande une explication à propos d’une phrase de son mari, elle se souvient de la blague qu’il était en train de raconter juste avant l’accident et éclate d’un rire totalement sincère. Elle veut aller bien et réussit à faire illusion auprès du médecin qui la suit : "Physiquement, tout va bien. Vous avez le moral." Ce qu’elle cherche à croire, c’est que "rien n’a d’importance". Quand elle est sur le palier et qu’un coup de vent fait claquer la porte de son appartement l’empêchant ainsi, en pleine nuit, de rentrer chez elle, elle commence par secouer la porte en vain, puis éclate de rire, réaction assez caractéristique d’un 7 sous stress.

Étonnante aussi est la soudaineté avec laquelle elle se réoriente vers la vie. On a l’impression qu’il ne lui manquait qu’un prétexte, la découverte que son mari avait une maîtresse et un enfant. En quelques jours, elle termine son deuil, se met à recomposer et accepte de s’engager avec Olivier.

Le thème du film, annoncé par Krzysztof Kieslowski, est la liberté, et il l’explore autour de ce qui est la problématique centrale du 7 : peut-on aimer et être libre ? Blessée par son deuil, Julie perçoit d’abord tout engagement comme une menace : "Maintenant, j’ai compris. Je ne ferai plus qu’une chose : Rien ! Je ne veux plus de possessions, plus de souvenirs, d’amis, d’amours ou d’attaches. Tout ça, ce sont des pièges." C’est le cri de guerre du 7 désintégré. La fin du film la montre acceptant de percevoir l’amour comme compatible avec la liberté, même si elle prend quelques précautions pour ne pas être repoussée :

  Julie : Est-ce que vous m’aimez toujours ?
  Olivier : Je vous aime.
  Julie : Vous êtes seul ?
  Olivier : Bien sûr, je suis seul.
  Julie : [Long silence.] Je viens.

On notera la différence symbolique entre les deux moments où elle fait l'amour avec Olivier : un "Venez" tourné vers l'intérieur la première fois et un "Je viens" tourné vers l'autre la seconde.

Identification avancée : Julie est un 7 μ de sous-type conservation (Clan) à aile 6.

Autres

D’autres personnages peuvent être identifiés sur l’Ennéagramme :

Olivier (joué par Benoît Régent), l’ancien collaborateur de Patrice amoureux de Julie, est un 9 : "Je vous ai vue et cela me suffira un petit moment."

Lucille (jouée par Charlotte Véry), la chaleureuse et sensible voisine de Julie qui ne pourrait "pas vivre sans quelqu’un", est un 2.

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