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Instincts, centres et sous-types (2e partie)
Antonio Barbato (Traduction par Jean-Luc)

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Gurdjieff et Ouspensky

La plupart des utilisateurs de l'Ennéagramme semblent croire que Gurdjieff était le premier à parler des trois centres d'intelligence. Ce n'est pas exact. L'idée des trois centres nous vient de quelques siècles en arrière, comme Ouspensky en fait état lui-même dans la Quatrième Voie. Les premiers à écrire systématiquement à ce sujet étaient les gnostiques qui ont pensé que les gens étaient dominés par un des centres. Gurdjieff, cependant, a parlé d'un centre moteur qui était différent des trois autres (mental, émotionnel et instinctif), mais a convenu que le fonctionnement commun des centres était basé sur des perceptions et sur des élaborations ultérieures.

Plus intéressantes sont les affirmations suivantes tirées de la Quatrième Voie (Vintage Books, édition brochée page 61) :

"Les centres sont divisés en positif et négatif en deux parties égales. Cette division est très claire pour les centres mental et instinctif. Pour le centre mental, elle est entre "oui" et "non," affirmation et négation. Tout le travail du centre mental se résume à des comparaisons. La division du centre instinctif est tout à fait évidente : plaisir-douleur. Toute la vie instinctive est régie par cela. Une approche superficielle peut faire penser que le centre émotionnel se compose également de deux parties : émotions agréables et désagréables. Mais il n'en est pas vraiment ainsi. Toutes nos émotions violentes et déprimantes, et plus généralement, la majeure partie de notre souffrance mentale, ont les mêmes caractéristiques : elles sont artificielles, et notre organisme n'a aucun vrai centre pour ces émotions négatives ; elles fonctionnent avec l'aide d'un centre artificiel. Ce centre artificiel, qui est une sorte de tumeur, a graduellement été créé en nous tôt dans l'enfance, parce qu'un enfant se développe, entouré par des personnes avec des émotions négatives et les imite."

Lorsqu'on lui a demandé si les parties négatives des centres étaient toujours problématiques, Ouspensky a alors ajouté :

"Elles peuvent être négatives, mais elles sont légitimes aussi. Elles sont toutes utiles. La moitié négative du centre instinctif est un avertissement qui nous garde du danger. Dans le centre émotionnel, les émotions négatives sont très nocives."

Il est facile d'identifier ce "gardien" dans l'instinct de rétraction (instinct de conservation). Les limites du point de vue de Gurdjieff et Ouspensky, comme je l'ai mentionné à propos d'Ichazo le mois dernier dans la première partie, sont leur incapacité de comprendre que réduire l'unicité de l'homme aux centres et aux sous-centres secondaires est une complication inutile. Cette complication inutile épuise l'énergie, exige une attention mentale, et nous empêche de voir comment tout est relié à une origine commune dont découlent tous les développements ultérieurs. Nous pouvons comparer leur méthode à l'image d'un homme perdu dans un labyrinthe, qui au lieu de suivre le fil d'Ariane, se remplit l'esprit de détails non pertinents pour tenter de s'échapper de l'endroit. Une telle approche fait rater les indices importants qui peuvent le diriger vers la sortie du labyrinthe.

Les gnostiques

Ma première approche du gnosticisme fut de lire le remarquable livre de Jorge Luis Borges, L'Aleph. J'ai été frappé par les évidents parallèles avec les idées de Gurdjieff, et j'ai pensé que cela ne pouvait pas être une simple coïncidence. Cela a déclenché mon intérêt pour les travaux des auteurs des premiers siècles de l'ère chrétienne, qui ont essayé de réconcilier la philosophie néoplatonicienne avec la révélation du Christ. Il va au-delà de la portée de cet article d'expliquer la théologie sophistiquée des gnostiques, et pourquoi, à mon avis, les enseignements de Gurdjieff sont fondamentalement une réinterprétation moderne de leurs idées. Au lieu de cela, je me limiterai aux idées qui sont reliées aux centres.

Les gnostiques considèrent l'homme comme un étranger en ce monde, qui a oublié son état original divin et est incapable de changer son état sans une intervention supérieure (un rédempteur ou un maître) qui le réveille de son rêve.

Les gnostiques ont divisé l'humanité en trois catégories : les hyliques, les psychiques et les pneumatiques. Les premiers, les hyliques, du mot grec ileo qui signifie l'intestin, sont dominés par le ventre. Les gnostiques ont pensé que pour ces personnes, il n'y avait aucun espoir d'immortalité. Même si elles pouvaient commander totalement leur corps physique, elles ne pourraient pas espérer réveiller l'étincelle divine et ainsi éviter d'être condamnées après la mort.

La position des psychiques, du mot grec psyche que l'on a traduit par le mot âme, était différente. Ils sont divisés en deux sous-catégories : ceux qui sont dominés par la partie supérieure de l'âme (celle tournée vers le monde de l'esprit) et qui sont appelés "esprit" ou "intelligence" (nous), et ceux qui sont dominés par la partie inférieure de l'âme que Platon appelle thymos, ce qui correspond au centre émotionnel.

Les psychiques sont capables de prendre des décisions pour gérer leur destin. Ils peuvent comprendre que l'effort est nécessaire pour ne plus être asservi par les pensées et les émotions. Cela signifie qu'ils doivent sentir le désir d'aller vers l'éveil, de travailler pour obtenir la totale commande de leurs corps et de leurs émotions (apatheia), et de se tourner vers la connaissance des sujets spirituels.

Ainsi, les psychiques peuvent se transformer en pneumatiques et passer par la chaîne des mondes et des divinités inférieures qui séparent l'humanité de Pleroma (siège de la divinité incorruptible).

La condamnation radicale des gnostiques par l'église chrétienne a provoqué une destruction presque totale de leurs écrits. Seule la découverte de 52 livres gnostiques en 1945 à Nag Hammadi en Égypte et d'autres textes en Syrie et en Arménie a permis au monde moderne d'obtenir une vue plus complète de leurs idées. Il est possible que Gurdjieff, pendant l'un de ses voyages en Égypte ou en Asie décrit dans Rencontre avec des hommes remarquables, a découvert et a été influencé par un de ces manuscrits. Assez étrangement, Ichazo, qui montre une grande connaissance des philosophes néoplatoniciens et en particulier de Plotin (un adversaire féroce des gnostiques qui a écrit beaucoup de livres pour réfuter leurs idées), ne dit pas un mot à ce sujet.

Un pas en avant important : Evagre le Pontique

Evagre était un élève d'Origène, un ennemi féroce des gnostiques qui s'est trouvé justement être également un camarade de classe de Plotin. Evagre a vécu pendant longtemps en contact direct avec les premiers Pères du désert, et était également profondément au fait de la philosophie grecque et orientale.

Sa condamnation comme hérétique par l'Église chrétienne, a empêché pendant longtemps son œuvre d'être connue du public. Néanmoins, ses enseignements ont influencé les Églises orientale et occidentale par l'intermédiaire de Cassien et de Saint Maxime le Confesseur. Pour cette raison le moine Nicodimo Aghiorita, l'éditeur de la vénérée Philocalie, a mis Evagre parmi les plus grands saints et les professeurs spirituels de l'Église orientale. Dans son article, "Are the origins of the Enneagram Christian After All ?" (Enneagram Monthly, janvier 1996), Andreas Ebert a été le premier des étudiants de l'Ennéagramme à rendre hommage à Evagre. L'article d'Ebert a beaucoup de mérites et je recommande sa lecture.

Je voudrais préciser quelques autres des aspects du génie psychologique d'Evagre, évidents surtout dans le Peri Diaforon Poneron Logismon (Les multiples visages du démon) où il ajoute deux nouveaux maux, le "vagabondage" et le "mal de l'insensibilité" aux huit démons (ou passions) qu'il avait énumérés auparavant. Le "vagabondage" peut être assimilé à une forme particulière de la passion de paresse. Mais le "mal de l'insensibilité" est une passion totalement nouvelle. En effet, Evagre écrit : "Ce démon n'a aucune crainte de Dieu, et n'a pas peur du jugement éternel et de la punition." Cela peut clairement être relié à des aspects typiques de nos 6 contre-phobiques.

Montrant une grande perspicacité sur l'origine de ce démon, Evagre décrit comment il est guidé par des pensées obsédantes de vanité et "échappe aux pensées du malheur des autres, de ceux qui sont torturés par des maladies ou emprisonnés, afin d'éviter d'être touché et de souffrir." Evagre accentue non seulement la ressemblance avec ce qu'en Ennéagramme, on peut appeler un type 6 avec une aile 7, mais également avec la tendance des 6 contre-phobiques à magnifier leur propre image et leur importance comme je le décris dans "De l'essence à la naissance de l'ego" (Enneagram Monthly, mai-septembre 2001).

Evagre est également le premier à décrire les passions et les fixations comme un attachement excessif de l'ego. Le sommet de l'analyse d'Evagre, à mon avis, est quand il se demande comment, même lorsque le corps est dans un état de calme reposant, comme lorsque nous rêvons, nous pouvons encore être préoccupés par les passions. Sa réponse à cette question est mémoire. C'est un point décisif dans la compréhension des processus psychologiques. Si l'homme est avant tout identité, comme Ichazo l'affirme, et j'en conviens, il est également vrai que l'identité est mémoire. Evagre suggère que les individus n'ont qu'une mémoire qui fonctionne de manières différentes dans leurs corps, sentiments et pensées.

Nous avons ici l'affirmation que de la mémoire est profondément enracinée et est toujours présente dans notre corps, nos émotions et notre esprit, et est beaucoup plus qu'une collection de souvenirs passés. En effet, elle nous imprègne et est vivante et en activité même si nous ne nous en rendons pas compte. La vive perspicacité d'Evagre va plus loin parce qu'il affirme que le plaisir est à l'origine des passions et que les perceptions instinctives sont à l'origine du plaisir.

On pourrait indiquer que quinze siècles avant Freud, Evagre décrit l'instinct de vie (Éros), et que ces mémoires que nous refusons pendant l'état d'éveil apparaissent dans nos rêves. Cependant, Evagre n'a pas compris qu'au puissant principe du plaisir qui guide l'instinct d'expansion par le désir du contact s'oppose avec une force égale le principe d'évitement de la douleur, qui guide l'instinct de rétraction par l'évitement et la défensive.

La réponse finale : Saint Maxime le Confesseur

J'ai une profonde admiration pour Saint Maxime, un saint bien moins connu de l'Église orientale. Parce que je suis fortement opposé à l'hagiographie, je me suis demandé longtemps pourquoi j'étais si fortement attiré par lui. Au début j'ai pensé que mon admiration était due à son courage, car il n'était pas un intellectuel fermé dans sa tour d'ivoire. Maxime a été le premier secrétaire de l'empereur d'orient, un rôle équivalent à celui d'un Secrétaire d'état. Et parce qu'il a toujours proclamé la vérité, comme le saint moderne Oscar Romero (pas encore canonisé, mais à mon avis il le mérite), sa langue a été coupée et son bras droit tranché.

Après mûres réflexions, je me suis rendu compte que la qualité que j'ai aimée chez Maxime n'était pas son intellect ou sa vertu, mais son amour (agapè) pour Dieu et tous les êtres vivants. Aimer est, pour lui, la clef principale de la reconstruction de l'unité chez l'individu, puis de l'unité de l'individu avec l'univers. Aux gnostiques qui abhorrent le corps et qui nient que les hyliques et les psychiques peuvent placer quelque espoir dans une démarche d'éveil, une pratique commune tout au long des siècles pour ceux qui faisaient confiance dans l'unique, Maxime a répondu : "Qui n'aime pas tous les hommes, comme Dieu le fait, ne peut atteindre la connaissance vraie. Dieu, qui aime tous les hommes également, veut leur salut et par cela ils acquièrent la connaissance de la Vérité."

Aux spéculations complexes des monothélites (hérétiques chrétiens du VIIe siècle) étudiant comment surmonter les résistances de nos parties instinctives, émotionnelles et mentales (ce qui dans la langue de l'Ennéagramme s'appellerait équilibrage des centres), Maxime a eu une réponse pratique : "Ceux qui ont sincèrement renoncé à l'attachement aux choses du monde et servent leur voisin par amour se libéreront rapidement des passions, et atteindront l'amour et la connaissance." Nous sommes au cœur du problème posé par mon amie Gloria Davenport dans "Éveiller l'essence" (Enneagram Monthly, octobre 2001), et je lui dédie cet article.

Le rééquilibrage du moi selon Saint Maxime

Que pouvons-nous faire alors pour nous libérer de la commande des passions et réveiller notre essence ? Afin de répondre à cette question, Maxime indique qu'il est nécessaire de comprendre le problème du moi, qu'il a souvent appelé narcissisme.

Pourquoi avons-nous un ego ? Maxime répond : "Dieu a créé la nature de l'homme sans la remplir avec du plaisir et de la douleur ; il a doté la création avec une force intellectuelle grâce à laquelle l'homme pourrait L'apprécier de manière inexprimable." Si la fonction originelle de l'ego est de percevoir cela ("Dieu nous a créés de sorte que nous pussions participer à la nature divine et devenir semblables à Lui."), alors qu'est-ce qui ne fonctionne pas dans notre ego ? La réponse de Maxime est à la fois étonnante et géniale : "La passion est le résultat d'un déséquilibre entre un attachement excessif au plaisir et la tentative d'éviter la douleur." Il identifie non seulement les deux racines instinctives, mais également l'adaptation finale déformée que j'ai appelée le drame ou la blessure originelle. (Le terme "blessure originelle" est employé par Kathy Hurley et Theodorre Donson en 1993 dans leur livre My Best Self, mais avec une signification complètement différente. Je ne me rendais pas compte au moment d'écrire cet article que le terme "blessure originelle" a été utilisé par Alice Miller. Pour éviter la confusion, j'emploierai "drame originel" à la place.)

Sa limitation, comme on peut s'y attendre chez un auteur chrétien du VIIe siècle, était d'attribuer ce déséquilibre originel au péché originel, et non à une situation de dépendance totale et vraie de l'enfant. Cependant, ceci n'a pas empêché Maxime d'être intensément conscient du rôle de la souffrance qui, de son point de vue, est le cri désespéré d'un être, sur l'incitation de Dieu, demandant à son âme de s'orienter vers son but : Dieu lui-même.

L'explication de Maxime est dramatique et puissante : "La souffrance de la douleur est en fait mélangée avec le plaisir, même si ceux qui sentent le plaisir ne s'en rendent pas compte. Puisque les sentiments prédominants cachent à la conscience les sentiments sous-jacents qui sont néanmoins présents, c'est notre égoïsme qui exige le plaisir et fuit la douleur, ce qui permet à des passions terribles et dépravantes de s'infiltrer dans notre âme."

Il est clair que le problème de l'humanité, selon Saint Maxime, n'est pas le corps, les sentiments, ou le monde des idées, mais l'égoïsme, un amour aveugle pour sa propre réalité personnelle (personnalité) que les gens cherchent à confirmer en confinant la crainte de la douleur dans l'inconscient. De cette façon l'individu détruit son état normal de sérénité intérieure, et se retourne même contre les autres. Maxime, très concrètement, dépasse le problème limité du déséquilibre des centres, et adresse directement la déformation fondamentale de l'ego. Il en conclut qu'il n'y a qu'un seul moyen de salut, celui du Christ, c'est-à-dire, d'aimer également Dieu et toutes les créatures plutôt que nos ego.

Conclusions

Tous les auteurs mentionnés dans cet article affirment clairement que l'origine du déséquilibre du moi est une utilisation déformée des perceptions instinctives. En d'autres termes, cela signifie que les centres sont des produits de la source commune des instincts et sont leur conséquence normale. Si nous nous arrêtons et pensons au fonctionnement de l'instinct de rétraction (instinct de conservation), nous nous rendons compte immédiatement qu'il nous fait nous poser des questions et aller au-delà des réponses automatiques à la recherche de vraies réponses.

Le centre mental s'est développé à partir de cette base. L'homo erectus qui devait satisfaire ses besoins de base, a appris ainsi, grâce à l'évolution de cet instinct vers la capacité de penser, que trouver une caverne où il pourrait passer la nuit était meilleur que de rester à l'extérieur, exposé aux attaques des animaux carnivores.

De même, dans les sous-types conservation de l'Ennéagramme, nous pouvons observer ceux qui consacrent une quantité excessive d'attention à leur entretien physique et émotionnel et dont les pensées sont dominées par l'instinct de conservation dont ils sont ainsi devenus prisonniers. À l'inverse, l'instinct d'expansion (sexuel), pousse une personne à l'action et domine de ce fait complètement ce que nous appelons incorrectement le centre instinctif. L'instinct d'adaptation (social), nous permet tout à fait naturellement de prendre en considération les autres, en s'interrogeant sur leur raisonnement et quel effet leurs réactions peuvent avoir sur nos vies. Ceci démontre comment même nos émotions résultent de notre capacité d'affiner nos réponses adaptatives primitives.

Par conséquent je pense que travailler pour équilibrer les centres à la manière de Gurdjieff est un gaspillage de temps et d'énergie. Permettez-moi de répéter dans ce que j'avais affirmé "De l'essence à la naissance de l'ego" : "Le point décisif pour rééquilibrer notre moi est de regagner notre milieu naturel, l'homéostasie que nous avons perdu en raison du Drame Originel." Ceci exigerait, comme Saint Maxime l'a suggéré, de "plonger à nouveau dans les recoins et les crevasses de notre douleur (d'enfance), et de l'épurer en trouvant une nouvelle capacité d'aimer Dieu, les autres et nous-mêmes".

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