Instincts, centres et sous-types (1e partie)
Antonio Barbato (Traduction par Nathalie Caffin & François Scotti)
À la suite des récents et intéressants articles sur les sous-types écrits par Gloria Davenport et Peter O'Hanrahan, et de celui de Paula Raines faisant l'hypothèse de l'existence d'un quatrième instinct, j'ai été motivé pour rassembler des annotations que j'avais collectées sur ces sujets.
Il y a encore beaucoup de zones d'ombre ou de spéculations quant à la relation entre les instincts, les centres d'intelligence et les sous-types. J'espère que les considérations de cet article contribueront à une meilleure compréhension.
Les instincts
Le discours sur les sous-types (ou variantes instinctives) dans Enneagram Monthly a atteint un degré assez avancé de sophistication pour qu'il soit utile de récapituler ce qu'est exactement un instinct. Les biologistes, qui ont toujours été intéressés par le sujet, ont une définition claire de l'instinct et ont pris grand soin d'expliquer les différences entre les instincts et les réflexes, qu'ils soient libres ou conditionnés. Depuis le XIXe siècle, les instincts sont globalement définis comme "une disposition innée qui tend, à travers un ensemble de comportements, à répondre à certaines nécessités liées à la survie, même si la créature n'est pas consciente de cet objectif".
Nous pouvons par conséquent affirmer qu'un instinct est présent et répond au même but chez toutes les créatures vivantes, indépendamment de leur niveau de conscience ou de développement sur l'échelle de l'évolution.
De ce point de vue, il est clair que nous ne pouvons distinguer que trois pulsions principales conformes aux caractéristiques d'un instinct : une pulsion de reproduction, une pulsion à s'adapter ou à se relier à l'environnement et une troisième pulsion qui concerne la survie individuelle.
Dans cette acceptation classique, l'instinct de conservation est considéré comme prééminent, étant donné que les deux autres instincts sont destinés à assurer la survie de l'espèce.
Pourtant, dès le XIXe siècle, Emile Durkheim a conduit des études sur ce qu'on appelle le "suicide altruiste", c'est-à-dire des situations dans lesquelles une personne sacrifie sa vie au bénéfice d'idéaux ou d'êtres chers. Ces études ont montré qu'en certaines circonstances, l'instinct de survie pouvait être annulé par le pouvoir de l'instinct relationnel.
Quelques années plus tard, des expériences de laboratoire menées avec des cochons d'Inde ont démontré que même s'ils recevaient beaucoup de nourriture, ils se reproduisaient sans interruption jusqu'à ce que le cannibalisme et d'autres comportements autodestructifs prennent le dessus. Ces expériences ont démontré sans équivoque que l'instinct de reproduction n'était pas seulement indépendant de l'instinct de conservation, mais que dans des circonstances favorables, il opérait avec pour seule limite fondamentale l'espace disponible.
En d'autres termes, l'instinct de reproduction est une prédisposition innée au sein d'un organisme ayant pour but l'utilisation de l'énergie vitale jusqu'à ce que tout l'espace disponible soit occupé. C'est un processus énergétique d'expansion de la matière vivante, comparable à ce qui a animé l'univers lors du Big Bang.
Les points de vue de Freud et Berne
Dans Au-delà du Principe du Plaisir, Freud propose sa définition de l'instinct qui, bien qu'inexacte d'un point de vue biologique, fait ressortir certains des aspects des instincts qui n'avaient pas été correctement considérés à l'époque.
Selon Freud, il n'y a que deux instincts : l'instinct de vie (Éros) et l'instinct de mort (Thanatos). Sous l'impulsion d'Éros, nous trouvons tous les comportements destinés à la préservation de la vie de l'individu, du groupe et de l'espèce auxquels il appartient, tandis que Thanatos couvre des comportements destructeurs et le retour de la matière organique vers un état inorganique. Ce point de vue présente deux avantages : le besoin de comprendre (l'élément inné commun qui guide ces forces) qui se trouve derrière n'importe quel comportement et que la vie entière est le résultat d'une interaction constante entre ces deux énergies.
Afin de comprendre ce qui motive les instincts, nous devons nous demander comment le "raisonnement" instinctif fonctionne vraiment.
La réponse de Freud à cette question est qu'à la base de l'instinct de vie (Libido) réside un principe de plaisir, qui dans le but d'être satisfait demande la proximité-relation avec d'autres êtres humains, tandis que l'instinct de mort (Mortido) repose sur un principe de séparation-isolation. Eric Berne, suivant les pas de Freud dans son ouvrage A Layman's Guide to Psychiatry and Psychoanalysis, a ajouté que ces deux instinctifs (Libido-Mortido) pouvaient aussi bien conduire les énergies vitales vers l'intérieur de l'individu que vers le monde extérieur. Ensuite, il va un peu plus loin et dans sa thèse sur l'utilisation de l'énergie par les organismes, il affirme que "l'énergie utilisée par le mouvement, le ressenti et l'intellect [les trois centres de l'ennéagramme] est probablement la même, même si elle est utilisée différemment".
L'inconvénient fondamental de ce schéma est qu'il accorde peu d'importance à l'instinct d'adaptation. En effet, Berne dit : "Ce que nous appelons adaptation n'est rien d'autre que la capacité à recadrer nos points de vue afin de mieux coller à une nouvelle réalité."
Le point de vue d'Oscar Ichazo
Bien que, en grande partie, Oscar Ichazo ait suivi ce que nous appelons ici la définition classique des instincts, il y a ajouté sa propre vision qui est à l'origine de presque toutes les théories de l'Ennéagramme des personnalités. Il en résulte qu'il est indispensable de réexaminer attentivement ses théories. [Note pour le lecteur : comme Oscar Ichazo est bolivien et parle espagnol, je peux analyser ses textes anglais du point de vue de ma langue natale qui est l'italien, alors que quelques-uns de mes amis américains m'ont signalé avoirs des difficultés considérables à le lire et à le comprendre.]
Dans Between Metaphysics and Protoanalysis, Ichazo écrit : "Nous avons trois instincts, un pour chaque aspect de notre survie." Il y définit les instincts comme des "questions existentielles que nous nous posons en permanence". La première question est "Comment suis-je ?" et c'est notre instinct de conservation. La seconde est "Avec qui suis-je ?" et c'est notre instinct relationnel. La troisième question, dans sa formulation originelle, était "Qu'est-ce que je fais ?" Plus tard, dans I Am the Root of a New Tradition, Ichazo la reformula en "Où suis-je ?", qui se réfère à notre instinct d'adaptation. Il ajoute ensuite : "Chacun de ces instincts évolue en un type d'entité (les raisons) qui est suffisante à elle-même." Il conclut en affirmant : "La survie n'est pas la principale préoccupation des êtres humains. La vraie question est 'Pour quoi suis je ici ?' […] La seule réponse est que la survie n'est pas l'objectif principal d'un être humain, mais qu'elle doit être la conséquence de sa propre réalisation." (dans le sens que notre simple survie est inférieure à l'immortalité).
Dans la conférence donnée au Seabury Hall à Maui (Hawaï), Oscar Ichazo a connecté de manière décisive les instincts et les plans (ce que nous praticiens de l'Ennéagramme appelons les centres) en disant : "Chacun des trois plans est relié à un des trois types de raison nés des instincts. Le plan physique est relié à la raison empathique et est le premier à apparaître dans la vie. […] Si l'enfant a été maltraité, il s'en rappellera pour le reste de sa vie et son empathie ne sera jamais complètement fonctionnelle. Il se rappellera toujours cet incident comme une ombre derrière lui. […] La raison analogique, la raison de comparaison, est reliée aux émotions et, bien sûr, apparaît pendant l'enfance, quand l'enfant est dominé par ses émotions. Il imite alors ses parents, surtout son père. […] La raison analytique est ensuite connectée à l'intellect." Dans Arica Hypergnostic Questions, il précise : "Comme nous grandissons, notre conscience absorbe les impressions psychiques autour de nous et nous les recevons comme une charge émotionnelle. Un nouveau-né est particulièrement capteur ou impressionnable. Cela signifie qu'il ou elle absorbe tout ce qui se présente dans l'environnement. En tant qu'enfant, notre conscience tend à se remplir de toute la négativité présente, contre laquelle nous n'avons aucune défense. […] Nous sommes si profondément influencés par notre expérience passée que bien souvent nous ne pouvons pas embrasser la réalité présente telle qu'elle est vraiment. Nous devenons prisonniers de notre propre expérience de vie, en perdant parfois même nos souvenirs des événements traumatiques, aussi importants soient-ils. Alors, malgré nos efforts pour transformer nos vies, nous tendons à répéter les modèles de comportements inconscients qui avaient généré notre souffrance initiale."
Je voudrais faire quatre observations majeures à propos du point de vue d'Ichazo. La première est que les instincts ne sont pas du tout des questions : elles sont une réponse à un ordre irrépressible qui opère sans même qu'il y ait accès à la conscience. La seconde est qu'il ne dit rien sur comment nous réagissons instinctivement à notre dernière expérience douloureuse. La troisième est que la soi-disant raison émotionnelle n'utilise pas la comparaison ou les analogies. C'est la raison instinctive qui fonctionne avec l'intuition et utilise des analogies. Si je ressens de la douleur, de l'angoisse ou de la joie, je ne fais aucune comparaison et, surtout, je ne pense pas : je ressens simplement ce sentiment ! La quatrième est que de parler de trois entités indépendantes ne fait aucun sens, car une personne n'est pas une somme de parties distinctes (corps, sentiments et esprit), mais un être vivant intégré. Nous pouvons sûrement dire, comme les Soufis l'affirment, que les trois raisons parlent des langages différents ou, comme Berne le suggère, qu'elles expriment la même énergie de manières différentes, mais nous devons toujours nous rappeler que c'est la totalité de notre être, et non pas une partie séparée, qui est blessée.
Nous reviendrons plus tard au problème de la conscience et étudierons plus en détail la relation entre les instincts et les centres.
Le point de vue de Louis Corman
À mon avis, Corman a été le premier à donner une description claire de comment fonctionnent les instincts. Son point de départ fut la loi de l'expansion-contraction, formulée par le médecin français Claude Sigaud, que Corman a enrichi de découvertes significatives. Je ne désire pas répéter les concepts exprimés dans mon précédent article ("De l'essence à la naissance de l'ego", Enneagram Monthly, Mai-juin-septembre 2001), mais je voudrais ajouter certaines nouvelles considérations. La loi qui établit que la force instinctive d'expansion qui permet la croissance et la reproduction de tout être vivant, est en fait en partie aveugle et peut pousser un être à se développer indéfiniment, indépendamment des limites rencontrées dans son environnement.
Si la force instinctive d'expansion ne rencontre pas d'obstacle dans son environnement et ne peut être contrôlée par la raison, elle nous pousse, comme dans l'exemple précédant des cochons d'Inde, à nous reproduire au-delà de l'espace matériel disponible. Mais aussi, elle nous expose à de graves perturbations psychologiques, étant donné que l'instinct d'expansion fonctionne non seulement au niveau physique, mais provoque comme contrepartie psychologique une inflation de notre sentiment d'importance et de notre image, nous conduisant à une perte du sens de la réalité et à la mégalomanie.
D'un autre côté, les limitations de notre environnement agissent non seulement comme freins à notre instinct d'expansion, mais aussi comme déclencheurs activant notre instinct de conservation. Quand il est confronté au stress dans l'environnement, un bébé ou un jeune enfant n'a pas d'autre défense que de pleurer toujours plus désespérément pour qu'on l'aide. Si ces messages n'obtiennent pas satisfaction, la seule manière d'éviter la mort devient de diminuer son activité et de rétracter son énergie. Ce processus de rétraction se manifeste par la renonciation à certains besoins et en levant une barrière défensive contre le moindre signe de danger dans l'environnement.
Mon point de vue
Mon point de vue concernant la naissance de l'ego passionnel en tant qu'adaptation forcée est expliqué dans l'article "De l'essence à la naissance de l'ego". Je ne vais me référer qu'aux points qui nécessitent de plus amples éclaircissements. D'abord, je voudrais encore souligner qu'il serait erroné de juger un instinct meilleur ou pire qu'un autre car aussi bien l'expansion que la contraction sont également nécessaires à un développement sain et naturel.
Il est important de comprendre que ces deux instincts donnent naissance à deux forces fondamentales opposées mais complémentaires, que mon ami Jack Labanauskas et moi-même appelons "tensions" ou "polarités intérieures" (voir "La Structure de la Passion", Enneagram Monthly, Mars-avril 2000). L'équilibre de ces forces est vital, mais malheureusement n'apparaît pas de manière naturelle étant donné que l'enfant, dépendant totalement pour sa survie du milieu environnant, est forcé d'accepter ce que l'environnement demande ou offre, quoi que ce soit. Un déséquilibre est donc créé, avec son lot de surcharges émotionnelles et de réactions hyper-défensives ; je l'appelle (selon les termes d'Alice Miller) la Blessure Originelle.
La dernière étape de ce processus intervient quand l'intervention de l'instinct d'adaptation verrouille nos réactions, affectant notre homéostasie naturelle de manière définitive et donnant naissance à notre passion, et finalement à notre fixation. Je pense que pour comprendre ce processus de manière intuitive (l'intuition étant le "raisonnement" de la partie instinctive), nous pouvons comparer le développement d'un enfant à la croissance d'un arbre. Un arbre grandit à partir de la graine, suivant son instinct fondamental d'expansion, développant ses racines et puis son tronc. S'il n'y a pas de facteurs perturbants, le tronc grandit naturellement droit, même si les racines au contraire sont nouées et entremêlées. Si cependant, notre arbre est exposé à un fort vent soufflant constamment (la Blessure Originelle), le tronc commence à pencher dans la direction du vent (instinct d'adaptation). L'arbre continue à grandir (instinct d'expansion), mais son tronc restera définitivement tordu.
À mon avis, il est essentiel à notre croissance personnelle (et au bien-être de nos enfants et des êtres que nous aimons pour ne pas les contaminer avec notre "déformation") que nous travaillions de manière résolue et consciente sur cette Blessure Originelle.
Polarités et dichotomies
Dans ce contexte, il est utile de remarquer que les polarités sont totalement différentes des dichotomies d'Ichazo. Dans le modèle d'Ichazo, les trois entités distinctes et séparées qui forment l'ego sont "attachées" chacune à "une zone spécifique d'activité de notre psyché et de notre vie". Il appelle ces zones des domaines et affirme : "Chacun de ces domaines est en dichotomie, et les dichotomies ne sont pas opposées comme dans la dialectique, mais plutôt circulaires comme dans la trialectique ; c'est ainsi qu'elles deviennent des polarités." À mon avis, au contraire, les polarités sont la première réponse émotionnelle organisée qui se produit individuellement sur une base organique à partir de nos instincts d'expansion et de contraction. Elles fournissent la fondation et le périmètre à l'expression de notre passion et agissent, dans cette acceptation, comme les flux interactifs que Freud avait observés dans les réponses instinctives.
Avons-nous un quatrième instinct ?
La réponse à la question de Paula Raines ("L'instinct spirituel", Enneagram Monthly, Juillet-août 2001) sur l'existence d'un quatrième instinct est clairement non. Parce que, comme nous l'avons vu, un instinct agit sans ego et même sans conscience, alors que la spiritualité requièrt un être qui se demande "Quel est le sens de la vie ?" La vraie question est alors : "Pourquoi avons-nous un ego ?" Nous pouvons être d'accord avec les mystiques de toutes religions selon lesquels "nous avons un Ego simplement pour nous poser cette question". Nous reviendrons cependant plus tard sur ce sujet quand nous discuterons des centres.
En conclusion
Une bonne manière de finir cette partie avec une citation du livre de Konrad Stettbacher Donner, Making Sense of Suffering, livre que je recommande ardemment : "Le seul sens qu'a la souffrance, à mon avis, est de dissoudre la souffrance elle-même. Ce qui signifie, identifier ses racines de manière à ce que l'on puisse l'éviter dans le futur."
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